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et cette habitude du journal. Il lisait peu et ne subissait aucune influence littéraire. N’ayant écrit d’abord que pour lui, sans souci d’un lecteur, il conserva, quand il eut des lecteurs, toutes les habitudes de style formées dans cette solitude. Il ne cherchait pas des mots, prenait toujours les mêmes, ce qui fait que sa langue est extrêmement pauvre. Mais avec ce peu de mots, il rendait tout ce monde, au fond uniforme et toujours retombant sur les mêmes bases et les mêmes basses, de la mer, de la lumière, des terres, des sens, des émotions ordinaires et simples. Vers sa trentième année il se mit à arranger (plus qu’il ne l’a dit) des cahiers de son journal d’un séjour à Constantinople pour en tirer Aziyadé, histoire des amours d’un jeune officier avec une femme turque, que suivirent le Mariage de Loti, journal tahitien, et le Roman d’un Spahi pris d’un journal sénégalais. Le vieux sujet de Graziella, le roman facile des amours faciles, le roman nomade des amours nomades, l’anecdote d’escale et le pittoresque colonial, rigoureusement exempts de l’imagination romantique et de la rhétorique lamartinienne, cette fraîcheur, à cette époque de procédé, cette naïveté qui tranchait sur les artifices de description naturaliste et sur les fadeurs du roman mondain, groupèrent déjà autour de Loti une partie du public qui allait faire à Pêcheur d’Islande un des triomphes mémorables du roman français.

Ce n’est pas parce que Pêcheur d’Islande est le plus célèbre des livres de Loti qu’on ira soutenir le paradoxe facile qu’il n’est pas son plus beau livre. Mais il se place un peu en marge de son œuvre. Loti a voulu cette fois faire un roman, et il ne s’agit presque plus de pages de journal. Lui qui vivait avec les marins, et les aimait, a écrit le roman d’un marin, les amours bretonnes d’un marin breton. Roman, récit, tableau, imbibés de poésie, la plus simple, la plus discrète, irrésistiblement pénétrante, d’une langue pure et d’une nudité classique, un rythme de chanson populaire ou de ballade. Paraissant l’année qui suit la mort de Victor Hugo et Germinal, donc en plein naturalisme, Pêcheur d’Islande fut, sensible à tous, une sorte de décompression physique. Il dépasse la personnalité littéraire de Loti pour vibrer avec l’immatérialisme qu’apporte pour message propre cette génération, et que 1889