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retrouva sa tradition perdue quand un camarade d’école de Sarcey, de Paradol et d’About, désabusé du journalisme politique et des ambitions de haut fonctionnaire, y débuta à soixante ans comme feuilletoniste dramatique. Ce fut J. J. Weiss, dont la brillante campagne dura trois ans, pleine de parti pris, de fantaisies personnelles, avec peu de doctrine, et le pur esprit du Second Empire, mais vivifiée par l’intelligence, la sincérité, le goût du théâtre. Sarcey, c’est la critique dans la salle, qui donne à son lecteur la réaction même de la salle ; Weiss, c’est la critique des coulisses, du fumoir et du foyer, causée par un familier du théâtre, un homme d’esprit plein de souvenirs et de vues. En 1884, Weiss, éloigné du théâtre par la maladie, fut remplacé par son jeune camarade et presque disciple, Jules Lemaître, qui avait peut-être moins d’originalité et de sève que lui, mais plus de jugement, plus de clairvoyance, un style encore plus limpide et plus séduisant, une confidence plus aimable, et qui allait rester quinze ans au feuilleton des Débats.
Lemaître.
Jules Lemaître n’est probablement pas le meilleur critique de son temps, mais il est resté le plus lu, et en somme à bon droit. Personne peut-être n’a reçu une délégation plus expresse pour représenter le Français moyen, traditionnel, circonscrit et circonspect. Fils d’instituteur, élève du petit séminaire Orléanais, puis de l’École Normale Supérieure, professeur et poète, liseur et museur, il ajouta à l’expérience des lettres une expérience de Paris, du monde et de la vie, quand la plus célèbre des demi-mondaines du Second Empire, qui aurait pu être sa mère, et qui fut en tout cas celle de son esprit, l’eut attaché à sa fortune. Toutes les couches de ces destinées superposées se fondent en lui comme pour former un camée. Poète convenable, conteur exquis d’En marge des Vieux Livres, auteur d’une douzaine de pièces de théâtre dont certaines méritèrent et connurent de beaux succès, moraliste et même égaré à la tête d’un parti politique, il dépasse de tous côtés l’exercice pur de la critique. Il lui donne du jeu. Mais il demeure essentiellement un critique, et c’est par là seulement qu’il garde sa place dans les bibliothèques. Les deux massifs de cette œuvre sont les Contemporains et les Impressions de théâtre.