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sa Sainte-Hélène, au Grand Bey ou à Guernesey, cette inscription sous le Napoléon de Balzac : « Ce qu’il a tenté par l’épée, je le ferai par la plume » et les lettres romantiques faisant, comme atelier de destinées, concurrence à l’état civil d’Ajaccio.

Chateaubriand a reproché à Rousseau d’avoir déshonoré Mme de Warens pour prix de son hospitalité. Un bien grand mot ! Un des charmes, pour nous, des Confessions, c’est que les amours de Rousseau n’en sont pas absentes. Celles de Chateaubriand sont, au contraire, absentes des Mémoires d’outre-tombe. Les pages sur Mme de Beaumont sont bien belles, mais elles ne différeraient pas beaucoup, si Pauline et René ne s’étaient point aimés. Les trois quarts des Mémoires, des mémoires de la vie politique de Chateaubriand, sont plus ou moins des Mémoires des autres, quelquefois même, quand il se drape artificiellement, les mémoires d’un autre. Il nous manquerait les mémoires de son cœur sans les pages, publiées plus tard, sur l’Occitanienne, sans les allusions du livre extraordinaire qu’il écrivit à soixante-quinze ans sur la Vie de Rancé.

Cependant c’est d’un à côté de son œuvre plutôt que de son œuvre, (à sa magnifique Correspondance manquent à peu près toutes ses lettres d’amour.) que nous vient l’image du Chateaubriand d’amour, revêtu par la figure officielle de l’éternel déçu, de l’éternel ennuyé.

Ne disons pas avec Jules Lemaître que cet ennui incessamment proclamé n’est qu’affectation. L’accent ne trompe pas, et la mesure du bonheur d’un grand homme n’est pas donnée par ce qui de sa destinée comblerait un médiocre. L’ennui congénital est une diathèse, un don fatal, un commencement absolu dans la nature d’un être. Chateaubriand l’a apporté avec lui, et sa phrase : « La vie me fut infligée » sort bien de ses profondeurs. En 1797, avant sa conversion, il écrivait : « Mourons tout entiers, de peur de souffrir ailleurs. Cette vie doit corriger de la manie d’être. »

D’autre part Sainte-Beuve, surtout à travers les confidences d’Hortense Allart, jeune amie de René sexagénaire, le présente comme un grand luxurieux : « C’est l’homme de désir, au sens épicurien, le désir prolongé et toujours renouvelé d’une Ève terrestre. » Soit. Mais l’homme de désir cela ne