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veut pas dire, ce qui serait plus « épicurien », l’homme de la satisfaction. Encore moins cependant, l’homme des scrupules. Quand Sainte-Beuve appelle, vulgairement, Chateaubriand un homme à bonnes fortunes, Sainte-Beuve le voit à travers son propre désir. Le désir comme le style, comme l’ennui, doit être tenu en Chateaubriand pour une nature irréductible à toutes satisfactions possibles. La Sylphide n’est pas seulement la périphrase décente de son adolescence, mais la femme idéale, projection de son désir, qu’il a cherchée à travers toutes les femmes réelles.

Par ce désir montait son élan vers la vie, et sans cesse cet élan retombait sur ce sol qui était sa patrie : l’herbe épaisse où sont les morts. La vocation de son cœur était combattue par celle de son génie, et celle de son génie était de conclure un passé, de conduire un deuil, d’habiter un château d’idées, de sentiments, de formes dont il fut le dernier héritier. Le leit-motiv « je suis le dernier qui… » ou « j’aurai été le dernier qui… » court tout le long de son œuvre. Le Dernier Abencérage, récit bâti sur ses amours de Grenade avec Mme de Mouchy, nous donne bien un de ses pseudonymes, et Lucile et René se retrouvent dans Bianco et dans Carlos : « Don Carlos, je sens que nous sommes les derniers de notre race, nous sortons trop de l’ordre commun pour que notre sang fleurisse après nous : le Cid fut notre aïeul, il sera notre postérité. » Il était naturel au vicomte et à sa noble amie de s’aimer sous un arbre généalogique. Ces amours de l’Abencérage serviront de mythe lumineux au génie nostalgique de Chateaubriand, à sa vocation de l’histoire, à sa convocation des Génies, à son invocation aux forces antiques de la durée, à son romanesque de la mort.