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l’Europe méridionale[1]. » Mais l’âge classique français a dû se constituer, comme toute grande conscience nationale, d’une façon analogue. Le jansénisme, qui fut au XVIIe siècle l’Acropole de la France intellectuelle et morale, n’est-ce en partie une retraite du catholicisme sur des éléments français, une séparation d’avec l’Espagne et l’Italie ? Pour le méditerranéen qu’est M. Maurras, je comprends que se séparer d’un Midi quelconque soit renoncer à la lumière humaine. Mais les séparations de ce genre ressemblent beaucoup à celles de corps primitifs à quatre membres dans le mythe du Banquet. Chaque moitié recherche celle dont elle fut séparée, afin que la réunion soit plus exquise et mieux sentie que ne l’eût été le maintien de l’union. Felix culpa, aurait dit aussi Gœthe pendant les trois ans où il se faisait à Rome une culture classique. Prenez cela, évidemment, cum grano salis : la Réforme a déterminé en partie l’histoire d’Allemagne ; les guerres religieuses qu’elle a d’abord soulevées ont été incontestablement un mal, mais, dans l’ensemble, a-t-elle été un mal ? C’est ce qu’on ne saura jamais, puisqu’on ne saurait comparer, comme le Sextus Tarquin de Leibnitz dans le palais des possibles, le monde ou elle a existé et un monde où elle n’aurait pas existé. Et n’en est-il pas de même de tous les grands mouvements historiques, Réforme, Révolution, Romantisme, — et, si les efforts et les vœux de M. Maurras étaient couronnés de succès, Contre-Réforme, Contre-Révolution, Contre-Romantisme ?

Toute invasion d’idées ou d’hommes qui déborde sur la France est pour M. Maurras une invasion protestante. Un chef hussite exigea qu’après sa mort on tannât pour un tambour sa peau, afin de continuer à mener de quelque façon ses fidèles au combat. C’est un instrument de ce genre, fait avec la dépouille de Martin Luther, qui dirige vers la France toute transgression germanique, en lunettes ou casquée. Avant la guerre, M. Maurras surveillait d’un œil tout particulièrement jaloux « l’échancrure de Genève et de Coppet ». Depuis 1914 son attention s’est reportée entière, comme il est naturel, sur la maison-mère des « idées suisses », la grande Germania. La grande guerre a dû en effet mobiliser tout le monde. Comme Diogène, quand les Corinthiens s’agitaient en armes, se mit à rouler son tonneau pour ne pas rester oisif, les philosophes se sont mis à faire de la philosophie de guerre et à transposer la lutte mondiale dans le domaine des idées.

  1. Le Pape, p. 254.