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M. Maurras les conjure à présent : « Il faudrait, s’écrie-t-il, tenir compte du fait historique et moral que nous avons signalé de tout temps, sur lequel nous ne cessons de revenir depuis six semaines, depuis que M. Emile Boutroux, à qui il eût appartenu de le définir, l’a négligé sans doute en vertu des raisons d’État du régime. Pour éviter de toucher à Kant, demi-dieu de la démocratie libérale, pour éviter un autre de ses patrons, Luther, M. Boutroux a négligé de voir ou de dire l’essentiel : savoir que, depuis le XVIe siècle, par la doctrine du libre-examen et de la souveraineté du sens propre, l’Allemagne, autrefois participante à la civilisation européenne, a fait schisme, puis régression, puis un vrai retour à l’état sauvage ; que la science de l’Allemagne, bénéficiant de la vitesse acquise, s’est développée d’une part, mais que sa philosophie théologique et morale a été, d’autre part, en recul constant, car l’individualisme absolu, tel qu’il se dessina chez Kant, dut aboutir à un anarchisme effréné, chaque être ayant qualité pour faire un dieu de son moi… Ce rapide tableau est, il faut l’avouer, incommode pour ceux qui traînent dans leur bagage le buste de Rousseau, la déclaration des Droits de l’homme et les idées de la Révolution. Mais les autres êtres humains sont libres de voir qu’aucun trait esquissé n’est faux et qu’il contient exactement l’explication que l’on demande[1]. » Ce « rapide tableau » est, au moins, rapide, dans un ordre où on ne doit s’avancer qu’avec la prudence du serpent. Que pensera le philosophe Boutroux de cette conception de la liberté ? M. Maurras, bon traditionaliste, n’est pourtant pas un de ces voyageurs sans bagage que redoutent les hôteliers, et il porte bien dans sa valise le buste de quelqu’un, la déclaration de quelque chose et les idées de quelque époque : en serait-il, lui aussi, moins libre ? Quoi qu’il en soit, voici le contenu de ses malles : toute la vie matérielle et spirituelle de l’Europe moderne « paraît suspendue au point de savoir qui vaincra, de l’individualisme germain venu de la Réforme et de la Révolution ou des idées générales qu’élabora le genre humain au cours d’un mouvement civilisateur qui trouva ses formules les plus complètes dans le catholicisme romain ».

Il ne me souvient plus dans quelle cagna de la Somme je lus les pages de M. Boutroux auxquelles fait allusion M. Maurras. J’en lus d’autres aussi, en même temps et sur le même sujet, de M. Bergson,

  1. Le Pape, p. 239.