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que M. Maurras ne rabroue pas moins énergiquement. Il me parut que les philosophes, de l’un et de l’autre côté des Vosges, donnaient aux nations en guerre des dieux idéaux un peu arbitraires et exsangues qui comme les dieux troyens combattissent avec eux : ciel abstrait de Flaxman et de Cornelius. Il y a plus de substance et de pâte dans la fresque que M. Maurras abat en grands traits non tâtés, substance et pâte faites de belles passions et de haines vigoureuses, et si M. Albert Besnard par exemple cherchait des conseils en vue d’un plafond allégorique pour quelque Temple de la Gloire peuplé d’images de la grande guerre, il faudrait l’envoyer plutôt à M. Maurras qu’à M. Boutroux. Mais, enfin, celui-ci a consacré une partie de sa vie à étudier Kant, et s’il accumulait autant d’affirmations hasardées que M. Maurras il rnettrait en morceaux son tonneau philosophique. Le « recul constant » de la « philosophie théologique et morale » allemande, par exemple, le laisserait (plus encore qu’il ne l’aurait trouvé) rêveur, lui qui se souviendrait qu’il n’y a eu au XIXe siècle de grand mouvement théologique qu’en Allemagne, et d’une théologie liée, conformément à la tradition de Mélanchton, à un humanisme, puisque Schleiermacher fut le père de l’exégèse platonicienne et que Zeller sortit de l’école théologique de Tubingue. Et la philosophie morale peut-elle vraiment être dite autre chose que ce qu’elle est depuis Socrate, ce qu’elle a toujours été chez les Grecs et chez les modernes, l’appel à un renouvellement intérieur qui doit bien être individuel ? Dès lors les trois grands courants de philosophie morale au XIXe siècle n’ont-ils pas coulé avec Kant, Schopenhauer et Nietzsche ? Que M. Maurras réagisse comme un diable sous les trois gouttes d’eau bénite de ces trois noms, je l’admets, mais alors qu’il biffe de sa table des bonnes valeurs l’expression de philosophie morale, et qu’il déclare, au sens où le disait Vaugeois : « Nous ne sommes pas des gens moraux ».

La même série noire sert à classer, comme les haines extérieures de M. Maurras, ses haines intérieures. « Ni la Révolution ni le Romantisme français ne s’expliquent sans cette préalable division des consciences que la Réforme nous imposa, et qui découvrit nos frontières intellectuelles du côté du Nord et de l’Est ; or le Bloc, et toutes les fureurs dont le Bloc est le père sont de formation romantique, révolutionnaire et conséquemrnent protestante[1]. » La Vache à Colas, animal décidément infernal, est le cheval troyen dans le ventre de qui tous les

  1. La Politique Religieuse, p. 47.