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d’Auguste Comte figure comme un repoussoir et des fonds d’ombre derrière la lumière de l’ordre.

M. Maurras qui sent le besoin de penser par opposition, comme Dante, entre blancs et noirs, entre guelfes et gibelins (est-ce un peu de ce manichéisme, plutôt méridional, qu’il dénonce chez Hugo et Michelet ?) donnerait volontiers de l’être à son ennemi, pour mieux s’affirmer, s’éprouver et se limiter. Il confronte la beauté de la Civilisation telle qu’il la conçoit à la Contre-Civilisation telle qu’il l’imagine, comme Auguste Comte, plutôt sur des concepts historiques que sur de l’histoire proprement dite. « Avant la Réforme, la culture romaine s’étendit à la chrétienté tout entière. La Germanie n’existait point à l’état de protestation contre cette culture. Il y avait bien des sauvages et des sauvageries, mais il n’y avait point de barbarie constituée comme aujourd’hui. La Civilisation n’était pas contrefaite[1]. »

La barbarie, le désordre n’ont pu évidemment se constituer et s’ordonner que par une certaine présence de l’ordre. C’est surtout du point de vue de l’histoire de France que M. Maurras, blanc du Midi, hait le protestantisme. Il le hait sans doute du même fond dont il est monarchiste, mais enfin il le hait plus — historiquement s’entend — qu’il n’aime la monarchie traditionnelle. « J’aurais ligué pour ma part jusqu’à la conversion du roi huguenot et non au delà[2]. » Évidemment il eût été pour la France, en majorité catholique, aussi rude d’avoir un roi huguenot, s’appelât-il Henri de Navarre, qu’il fut insupportable à l’Angleterre en majorité protestante de subir Jacques II. Mais il lui fut bon de posséder un roi qui eût été huguenot, le roi de l’Édit de Nantes. L’esprit de l’édit de Nantes et du Béarnais n’est même pas tout à fait éteint chez M. Maurras, politique qui n’a jamais, que je sache, versé dans les intempérantes apologies de la Révocation commises autour de lui. Dans sa Politique Religieuse il a écrit sur la question protestante soulevée par une lettre d’un industriel connu, M. Gaston Japy, un chapitre d’une singulière pondération et d’une grande éloquence qui nous fera mieux toucher les raisons de son attitude que d’autres lignes, de polémique plus excessive.

« Peut-être également coupables et peut-être également innocents, les hommes se sont succédé : ils ont passé et ils sont morts, se dérobant à toutes nos prises ; mais l’idée qui les anime subsiste ; il demeure

  1. L’Avenir de l’Intelligence, p. 223.
  2. Le Dilemme de Marc Sangnier, p. 81.