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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/156

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Hypothèse qui doit nous agréer, en tant qu’elle permet la circulation aisée et lumineuse d’une belle pensée ; mais prenons garde que ce monisme idéal ne nous présente le même risque d’utopie que la République platonicienne. M. Maurras nous introduit dans l’intérieur d’un esprit qu’un heureux mouvement détermine et ordonne, dans les rythmes esthétiques et intellectuels qui font sortir d’un petit anarchiste un restaurateur de l’ordre et un docteur de l’Être. « Une grande âme n’est pas liberté, elle est servitude : et sa grandeur s’estime non point précisément sur le rapport de ses énergies naturelles avec la règle supérieure qui les conduit. » Une âme richement douée commence normalement par une liberté voluptueuse et fiévreuse ; elle se sait capable de se porter en beaucoup de places, elle se croit capable de se porter partout. Puis au fur et à mesure qu’elle a trouvé dans sa liberté la multiplicité des buts inconciliables, dans son activité sans cohésion et sans sacrifice le désordre et les échecs, l’âme se circonscrit, s’assure et se règle jusqu’à ce qu’elle se soit formée selon des arêtes nettes, qu’elle ait abandonné sur son chemin son indétermination et ses rêves, comme une belle journée au long de ses premières heures s’est dépouillée de ses vapeurs matinales.

Mais l’analogie de l’état politique avec ces rythmes individuels est-elle complète, les rythmes du politique ne sont-ils pas inverses ? L’état politique commence par l’acte ou par les actes d’autorité, par la puissance de la coutume et de la force : plus tard, lorsqu’il a crû en complexité, il se relâche nécessairement de son emprise sur les individus et, puisqu’en politique on appelle liberté le pouvoir laissé à l’individu, on peut dire que l’état social gagne automatiquement en liberté. — Vous croyez ? Comparez le citoyen administré pendant la paix et enrégimenté pendant la guerre, tel que vous le voyez et tel que vous l’êtes en 1918, et ce gentilhomme du XVIe siècle que le poids de la souveraineté, disait Montaigne, ne touchait qu’une ou deux fois dans sa vie. — La souveraineté qui ne le touchait pas pour le gouverner ne le touchait pas non plus pour le protéger, et vous savez que Montaigne vivait à Montaigne dans le risque perpétuel d’être volé ou tué. D’une époque à l’autre, liberté et servitude se déplacent, et l’on ne gagne souvent sur un tableau que pour perdre sur l’autre. Mais enfin l’organisation du monde moderne vaut comme un incomparable moyen de liberté ; les modes de vie individuelle sont de plus en plus nombreux, complexes et variés. Quelle que soit chez vous la puissance de la raison d’État, quels que soient votre vénération pour l’État et votre principe