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très loin la critique des idées morales. Ce n’est, pour M. Maurras, que dans l’ordre des arts et dans l’ordre des sciences, que « l’art grec et la science grecque supportent la comparaison avec ce que Rome et Paris ont constitué de plus un en politique, en morale et en religion ». Il est évident qu’il n’y a pas de création esthétique ou de théorie scientifique sans l’unité, puisque l’un et l’autre sont des êtres vivants et que la vie réside dans l’organisation. Mais enfin il ne s’agit pas là de l’unité religieuse, la seule qui intéresse l’objet des études de M. Maurras. Lorsqu’il écrit : « Les sociétés de type supérieur excluent de leur enceinte toutes les formes de la divergence religieuse. La cité antique l’excluait, et à très bon droit. À très bon droit encore l’empire romain. À très bon droit enfin la chrétienté du moyen âge[1] », nous comprenons bien que le droit lui importe ici plus que le fait. Car le fait doit former pour lui un terrain bien fragile.

Le passage est même assez savoureux. Le contenu historique en est tiré tout entier de ce syllogisme : Les sociétés de type supérieur excluent toute divergence religieuse. — La cité antique, l’empire romain, le moyen âge chrétien sont des sociétés de type supérieur. — Donc ils excluaient toute divergence religieuse. Voilà évidemment le mécanisme scolastique qui a joué dans le cerveau de M. Maurras. Le malheur est que, la mineure étant vraie et la conclusion fausse, il faut bien que la majeure soit fausse. L’État qui exclut nettement toute divergence religieuse, d’une façon entière et absolue, c’est l’État théocratique juif, sans que l’on puisse dire s’il les exclut parce qu’il est monothéiste ou s’il est monothéiste parce qu’il les exclut : l’un et l’autre évidemment. M. Maurras en serait donc réduit à faire de l’État juif une société de type supérieur ? Couleuvre épouvantable à avaler. La cité antique et l’Empire romain ont accueilli les cultes et les idées des Juifs, alors que le royaume juif n’a jamais reçu la moindre miette des leurs. Ils vivent dans un afflux continuel de nouveaux dieux, de nouvelles dévotions que l’État accepte et protège, comme fit Marius de la Syrienne des Martigues, à moins qu’elles ne favorisent la débauche (procès des Bacchanales à Rome) ou ne soient elles-mêmes exclusives et intolérantes : alors l’État exclut l’exclusion et ne tolère pas l’intolérance. Ce n’est pas à cause du dieu qu’ils reconnaissaient que les chrétiens furent persécutés, c’est à cause des dieux qu’ils refusaient de reconnaître, l’État et l’Empereur divinisés. Il n’y a pas dans l’antiquité gréco-

  1. La Politique Religieuse, p. 71