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VII
LA DURÉE

il existe chez M. Maurras une idée vive et vivace de la durée, et l’époque à laquelle elle se produit la rend particulièrement intéressante. Le mot durée comporte aujourd’hui deux significations presque opposées. Tantôt il s’applique à ce qui change, et tantôt à ce qui ne change pas. Le premier sens est celui qui, par l’analyse à laquelle M. Bergson a soumis la durée, vaut au bergsonisme le nom de philosophie de la durée : là, durer, c’est épouser le mouvement dans son acte, c’est traverser comme autant de conventions, comme autant de nécessités utilitaires et provisoires, les coupes stables et définies où l’intelligence s’efforçait, pour obéir à sa loi, d’arrêter ce qui change et de cristalliser ce qui coule. Mais, au second sens du mot, durer c’est au contraire ne pas changer, durer c’est demeurer. En réalité cette opposition, dont Héraclite eut la notion si nette, s’évanouit facilement, d’abord parce que tout changement continu implique une loi de ce qui change et un détail de ce qui change, c’est-à-dire comporte du permanent et du mobile, ensuite parce que, en langage Kantien, l’un des deux points de vue sur la durée est celui de la sensibilité, l’autre celui de l’entendement. Un philosophe n’est donc pas embarrassé pour résoudre l’opposition, mais il trouvera utile aussi de ne pas la résoudre complètement, de conserver d’elle comme un levain actif qui l’aidera à classer des esprits.

Adversaire farouche de M. Bergson, contempteur de l’étang de Marthe, de l’inconsistant et du poumon marin, promeneur des rochers d’Aristarchè et de la vieille pierre romaine, c’est le second de ces deux exposants que M. Maurras donne toujours à son idée de la durée. « Durer, continuer, résister aux forces mortelles, voilà la merveille sacrée[1]. » Ces coupes abstraites qu’il stabilise dans le passé, ces

  1. Le Dilemme de Marc Sangnier, p. 149.