Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/181

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lique pourrait l’interpréter sans invraisemblance comme la nostalgie des sacrements. Cette âme, dirait-il, ne s’offrirait pas aussi nue sans l’obscur sentiment qu’avouer c’est se racheter, souffrir c’est expier et pleurer c’est se repentir. Mais je ne trouve nulle trace d’expiation ni de repentir dans ce livre. Le désespoir en est très pur : sans horizon, ni perspective, il aboutit droit à la mort. Pas une phrase, pas un mot qui fasse soupçonner la moindre confiance en un juge surnaturel ni dans quelque amitié céleste. Pour tout Dieu, Sabine de Fontenay a son amant, ou plutôt son amour, ou plutôt elle-même, ou plutôt une étincelante minute d’intensité et de frénésie pour son moi. La sensibilité saturée aspire à finir. Elle a atteint le bord du cercle qui l’environne, tout ce qui peut s’éprouver du monde est souffert et goûté. Bulle écumeuse ou sphère en flamme, le moi crève et se rompt. Puisque cela n’est plus et que ceci n’est pas, que peut-il subsister au monde ? La mélancolie romantique s’explique tout entière par ce terme mortel assigné au Sentiment maître de l’âme »[1].

De son fonds grec, et politique, M. Maurras serait, plus qu’au monothéisme, favorable au polythéisme dont le catholicisme au moyen du culte des saints à conservé les bénéfices sociaux. Dans sa première philosophie, Renouvier avait été porté vers l’hypothèse polythéiste parce qu’il la jugeait éminemment républicaine alors que l’hypothèse théiste lui paraissait s’accorder au monarchisme. Il était dès lors bien peu logique de vouloir, en protestantisant la France, en extirper le culte des saints. Aussi, après qu’il se fût fait inscrire à l’Église réformée d’Avignon, Renouvier en vint-il au monothéisme de sa philosophie personnaliste. Pour M. Maurras le théisme porte à leur plus haute puissance les abstractions de la vie intérieure et de la raison personnelle ; le théisme est anti-social à peu près de la même façon et dans le même sens que le christianisme était, pour les Romains, l’odium generis humani. C’est l’appel direct à Dieu qui légitime et nourrit la rébellion « contre les intérêts généraux de l’espèce et des sous-groupements humains… Ce commerce mystique inspire le scepticisme en spéculation comme en pratique la révolte… Chaque égoïsme se justifie sur le nom de Dieu, et chacun nomme aussi divine son idée fixe ou sa sensation favorite, la Justice ou l’Amour, la Miséricorde ou la Liberté[2]. »

L’hypothèse théistique décompose l’État, la science, jusqu’à la pensée, enlève enfin

  1. L’Avenir de l’Intelligence, p. 234.
  2. Trois Idées Politiques, p. 59.