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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/20

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J’imagine que M. Maurras distinguerait le moment où les idées lui apparaissent belles et le moment où frappées d’une effigie royale il leur est permis de circuler comme vraies. Pourtant n’écrit-il pas dans Anthinea : « Aucune origine n’est belle. La beauté véritable est au terme des choses[1] ? » Celui qui verrait dans cette différence des termes une contradiction réelle connaîtrait mal ce qu’est le mouvement de la pensée, et que sa vie totale comme le fronton du Parthenon entre les chevaux du soleil et le char de la lune comporte bien des groupes sous des vêtements de différente lumière. M. Maurras a dit en doux mots les matins de la pensée, les heures de brume qu’arrête Corot. Mais lorsqu’il veut la concevoir réalisée dans son être, c’est dans son midi, dans sa plénitude qu’il la figure. Les idées qu’il a mises en circulation sont claires, carrées, robustes et pleines d’être : elles se sont imposées à lui, comme à un scolastique, en raison de l’être qu’elles contenaient, qui les amenait à se produire et à produire : idée de l’ordre, idée du tout catholique, idée de la France, idée du roi, — idées du goût classique, de la discipline romaine, de la tradition politique française : « En esthétique, en politique, j’ai connu la joie de saisir dans leur haute évidence des idées-mères ; en philosophie pure, non[2]. » S’il est pourtant permis d’accoucher l’idée philosophiques que contient la vigoureuse pensée de M. Maurras, on a le droit d’y voir une philosophie des solides, de l’être concret, achevé et plastique, un réalisme, — une philosophie de Méridional et de Latin qui porte tout accent sur le substantiel et le massif. « On pourrait, dit-il, définir la libre pensée philosophique ou théologique le désir de penser vaguement, et tous ceux qui savent ce que c’est que penser savent aussi que c’est la bonne façon de ne point penser. Un libre-penseur est un homme dont la pensée demande à vagabonder, à flotter. Sa haine du catholicisme s’explique par les mêmes causes et les mêmes raisons qui attachent ou inclinent au catholicisme toutes les intelligences précises, fussent-elles incroyantes : le catholicisme se dresse sur l’aire du vagabondage et du flottement intellectuel comme une haute et dure enceinte fortifiée. La philosophie catholique soumet les idées à un débat de filtration et d’épuration. Elle les serre et les enchaîne de manière à former une connaissance aussi ferme que possible. Au contraire de la science, les prétendus libres-penseurs ne retiennent

  1. Anthinea, p. 218.
  2. L’Action Française et la Religion Catholique, p. 67.