Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/22

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régulière, qui est propre aux dessins de géométrie. Les formes circonscrites sont déjà idées, et leur concret touche à l’abstrait, en sorte que nous nous demandons, avec un peu d’angoisse, si la vierge ou la nymphe ne vont pas éclater en un schématisme éternel. Auguste Comte éveille la même impression, mais en sens inverse : c’est la pensée méthodique, sévère et dure qui tend à la vie ; elle y aspire, elle en approche, comme approche de l’infini le plus ambitieux ou le plus agile des nombres, ou, du cercle, le plus emporté des myriagones. Quelque chose manque toujours à ces deux efforts héroïques. Mais, pour tonifier la vertu, pour donner au courage l’aile de la Victoire, rien n’égale le spectacle d’un tel effort[1]. »

Voilà des lignes qui pénètrent au foyer même de l’intelligence de Comte, et qui méritent que nous reconnaissions à celle d’où elles émanent un foyer pareil. Voilà les voix alternées que l’on retrouve, toujours reconnaissables, en toute belle pensée d’Occident, celles qui composaient dans les îles d’Ionie, sur les terres de Grande-Grèce et de Sicile, le chœur des anciens philosophes, celles auxquelles la tragédie et le dialogue apportèrent des musiques nouvelles, — celles qu’après tant d’autres dans la spéculation, la plastique ou la musique Flaubert stylise par le dialogue du Sphinx et de la Chimère. Le mouvement est l’espérance éternelle de l’ordre et l’ordre le schème éternel du mouvement. Comme l’Acropole d’Athènes, chaque intelligence complète se dédouble en deux styles et vit, se meut, s’éclaire sous ce régime du couple. Aucune de ses démarches ne la satisfait, même si elle le croit un instant et le proclame très haut. Ses lignes vivantes tendent à la géométrie des axiomes éternels, et le cristal géométrique de ses axiomes veut s’infléchir selon les courbes de la chair. L’analyse démêle ces deux motifs profonds, ces deux racines. Mais des racines, groupes de consonnes, ne se vocalisent pas, elles ne peuvent être parlées, elles n’existent que virtuelles et groupent les sons de la voix vers des directions possibles. Ainsi les deux styles de l’humanité idéale ne se révèlent à nous que trempés l’un de l’autre, et, couple indissoluble, que consonants l’un avec l’autre ou vocalisés l’un par l’autre. Quelque chose, certes, manque toujours à l’effort par lequel chacun d’eux vise à atteindre et à s’incorporer l’autre, mais l’Amour étant fils de Penia ce manque est compris dans tout amour, qui ne chercherait pas ce qui lui fait défaut, s’il ne l’avait trouvé. Le dorique

  1. L’Avenir de l’Intelligence, p. 152.