critique à la remettre sans cesse en question et en chantier. La démocratie implique un mécontentement, une inquiétude, un renouvellement perpétuels. « Les idées de la Révolution, dit fortement M. Maurras, sont proprement ce qui a empêché le mouvement révolutionnaire d’enfanter un ordre viable : l’association du Tiers-État aux privilèges du clergé et de la noblesse, la vente, le transfert, le partage des propriétés, les nouveautés agraires, la formation d’une noblesse impériale, l’avènement des grandes familles jacobines, voilà des événements naturels et, en quelque sorte physiques, qui, doux ou violents, accomplis sous l’orage ou sous le beau temps, se sont accomplis. Je les nomme des faits. Ces faits pouvaient fort bien aboutir à reconstituer la France comme fut reconstituée l’Angleterre de 1688 : il suffisait qu’on oubliât des principes mortels ; les effets de ces mouvements une fois consolidés et ces faits une fois acquis, l’œuvre de la nature eût bientôt tout concilié, raffermi et guéri. Mais les principes révolutionnaires, défendus et rafraîchis de génération en génération (n’avons-nous pas encore une Société des Droits de l’Homme et du Citoyen ?) ont toujours entravé l’œuvre naturelle de la Révolution. Ils nous tiennent tous en suspens, dans le sentiment du provisoire, la fièvre de l’attente et l’appétit du changement. Il y eut un Ancien régime : il n’y a pas encore de régime nouveau, il n’y a qu’un état d’esprit tendant à empêcher ce régime de naître[1]. »
Certainement la critique (et M. Maurras le méconnaît) sert de levain à une société. C’est une utopie comtiste que de vouloir faire coexister dans le même cerveau le sentiment de l’ordre et le sentiment du progrès : toute opinion individuelle, en matière politique ou sociale, joue sur l’un ou sur l’autre tableau, et le groupement des deux opinions en deux grands partis semble un état normal des sociétés modernes. Le malheur est que le gouvernement, de forme anglo-saxonne, du pays par un parti, fonctionne en France d’une manière bien moins ordonnée qu’en Angleterre. Depuis près de vingt ans, le radicalisme et le socialisme à forme négative, partis critiques, ont fourni le personnel du gouvernement. Le meilleur moyen d’arriver à gouverner est de faire un stage dans la critique la plus systématique et la plus âpre. On arrive ainsi à deux résultats. D’abord on se fait craindre, ensuite on bénéficie de ce raisonnement que l’on a provoqué dans le public : celui qui voit si bien que tout va mal doit voir aussi bien ce qu’il
- ↑ Trois Idées Politiques, p. 64.