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du sentiment, et de l’amour non pas seulement principe, mais base de sable mobile et but emporté par un tourbillon perpétuel, apercevant dans cet empoisonnement des sources de l’âme et du rythme le germe des maladies dont une société périt, M. Maurras a demandé à l’ordre mâle, dorique et classique, romain et catholique, français et politique les normes qui remettront et maintiendront un juste équilibre entre des fonctions bien distribuées et bien remplies. Un grand mal, toutes les formes du désordre. Donc un seul bien, toute la somme de l’ordre.

La spontanéité, l’indulgence féminine de chacun envers son propre génie, toute licence sauf contre l’amour, c’est-à-dire toute licence sauf contre une licence la plus grande, tout cela conduit fatalement et rapidement le long des pentes d’anarchie et de barbarie : « S’il faut de longs âges, un effort méthodique et persévérant, des inventions presque divines pour bâtir une ville, élever un État, constituer une civilisation, il n’y a rien de plus aisé que de défaire ces délicates compositions. Quelques tonnes de poudre vile renversent une moitié du Parthenon ; une colonie de microbes décime le peuple d’Athènes ; trois ou quatre basses idées systématisées par des sots n’ont point mal réussi depuis un siècle à rendre vains mille ans d’histoire de France[1]. » Cette croyance en la force des idées malfaisantes est balancée chez M. Maurras par une foi vérifiée en la puissance des idées bienfaitrices, assez pour que ces idées mènent à l’action, — pas assez pour empêcher qu’un certain pessimisme entretienne aux racines et transporte au sommet de cette action la nudité saine et tragique d’un style mâle.

Que la sensibilité substitue le sens et le goût des séries harmonieuses et liées à l’amour des paroxysmes ! Des hommes d’aujourd’hui, de cette sensibilité souveraine contre laquelle il lutte, et contre laquelle le goût même du beau style ordonne de lutter pour la pourvoir de son frein d’or, M. Maurras écrit : « Il leur pèse de durer dans leurs propres résolutions, car ils redoutent d’être esclaves, et c’est l’être en quelque façon que d’obéir à soi, d’exécuter d’anciens projets, d’être fidèles à de vieux rêves. Ils se sont affranchis presque de la constance et l’univers entier les subjugue chaque matin[2]. » Dans le règne esthétique, qui fut pour lui le premier et qui contribua à lui

  1. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 153.
  2. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 153.