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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/260

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La vérité est qu’il s’est passé, depuis la Révolution, durant l’« époque critique » une sorte de transmutation des valeurs politiques, en laquelle M. Maurras reconnaît l’influence et le règne de l’Écrit. D’une manière plus générale la place des abstractions est devenue de plus en plus considérable dans l’État. Les valeurs abstraites, idées et lois, ont tendu tout au moins dans les paroles, les discours, les textes, l’atmosphère verbale du pouvoir, à remplacer les valeurs concrètes, les traditions, les intérêts, les personnes, les rois. « Un État moderne, disait M. Charles Benoist dans son rapport parlementaire sur la représentation proportionnelle, c’est un État où, rien ne se faisant que par la loi, la loi s’occupe et décide de tout. On y restreint aux dernières limites, on y pousse dans les derniers retranchements, on y coupe jusqu’aux racines la tradition, la coutume, tout ce qui n’est pas la loi écrite. Et la loi n’y est pas seulement, comme dans l’État plus ancien, un agent d’ordre et de conservation, mais un facteur de force, de mouvement et de transformation sociale. » Quelles que soient la vérité ou l’exagération de ces paroles, certains esprits réalistes verront en effet dans la substitution systématique de la loi écrite à l’élément traditionnel et coutumier des sociétés l’effacement du grain des choses devant la paille des termes, la création d’un monde d’abstraits à la place du monde solide et concret. Taine, qui avait étudié en philosophe dans l’Intelligence le mécanisme psychologique qui crée les abstractions a montré, dans les Origines, de quelle manière elles peuvent envahir, après la littérature, le monde social et politique. M. Maurras aborde cet ordre d’idées avec le même cerveau réaliste ; et, comme l’histoire dans sa complexité permet de suivre le filon que l’on veut, il fait dire à celle du XIXe siècle le contraire de ce qu’elle suggère à M. Benoist. « S’il est un échec complet, profond, enregistré par l’histoire de la France et de toute l’Europe au XIXe siècle, c’est l’échec du gouvernement abstrait fondé sur la loi, sur le droit écrit, et sur la souveraineté des citoyens libres et égaux[1] » Le contraire ? peut-être pas : peut-être reconnait-il comme un fait l’évolution signalée par l’éminent parlementaire, et constate-t-il qu’elle a partout abouti à des échecs. Je ne veux pas agiter ici une question délicate. Mais c’est précisément cet ordre d’abstractions, de droit et de morale qui pour un réaliste comme M. Maurras se traduit comme une absence, un vide, un trou.

La légende veut que lorsque Mac-Mahon apprit que l’amendement

  1. Le Parlement se réunit, p. 89.