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ministres de Louis XIV eussent préféré le sens, l’esprit, les directions politiques de ce dernier. Des difficultés compliquées naissent, écrit l’historien de Richelieu dans son Histoire de France contemporaine : « quand, dans la masse du corps social, se sont introduits, soit par le temps, soit par l’usage, des groupements particuliers, qui tendent à se développer, à se fortifier sans cesse : les aristocraties, les associations, les Églises ; l’existence de ces corps peut devenir générale et même douloureuse quand ils exagèrent leur prétention à une vie indépendante, au maintien ou à l’accroissement de certains privilèges. C’est alors que se pose un autre problème, qui a occupé toute l’histoire de France, le problème des États dans l’État. Classe, caste, commune, province, noblesse, magistrature, tous construisent à l’abri de la société leur forteresse contre la société, et, au point précis où commencent leurs revendications propres, ils plantent hardiment un écriteau avec ce mot, toujours le même, liberté[1]. »

La plupart de nos difficultés, observait Montaigne, sont grammairiennes. M. Maurras, défenseur des associations, et M. Hanotaux, procureur de l’État, disent au fond la même chose, s’expriment en mots idéaux qui ont les mêmes racines, les mêmes groupes de consonnes, mais qui se manifestent avec des voyelles, des attitudes, un vent oratoire opposés. En réalité il n’y a pas d’État sans associations avec lesquelles il entretient des rapports amicaux, indifférents ou hostiles. Les associations se considèrent comme antérieures à lui, de droit au moins égal à lui, et l’État estime au contraire qu’elles n’existent que par sa permission et sa tolérance. Mais cet échange de points de vue entre les deux côtés fait partie de l’existence, de la nature, des rapports nécessaires entre l’un et l’autre. — Oui, mais enfin laquelle des deux théories est vraie ? — L’œuf est-il né de la poule ou la poule de l’œuf ? L’individu est-il un produit des sociétés ou les sociétés sont-elles composées d’individus ? L’État se forme-t-il de sociétés ou les sociétés existent-t-elles par délégation de l’État ? Est-ce ou non l’existence et le primat de l’État qui distinguent les sociétés supérieures, anciennes ou modernes, des tribus inorganiques ? Ces questions de droit, qu’on les résolve dans un sens ou dans l’autre, apparaissent comme des abstractions de légistes, nous font mieux sentir la courbe et le mouvement de la vie qui les traverse et les dépasse.

Si de ces généralités on passe à des questions d’espèce, les seules

  1. Histoire de la France contemporaine, t. III, p. 124.