Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/278

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représentait une continuité nationale par ce fait qu’elle recevait et transmettait une tradition. Dans une France sans dynastie, c’est-à-dire sans famille centrale, toute réalité familiale se trouve automatiquement déclassée. La France a perdu sa famille régnante non autrement qu’elle a dissous ou senti dissoudre les liens naturels qui formaient ses familles particulières. M. Maurras pense que cela est la cause et ceci l’effet : politique d’abord. Comme là est l’hypothèse qui permet son action, il n’y a pas à le chicaner. Toujours est-il que le progrès des idées démocratiques dans l’État et le progrès de l’individualisme dans la famille vont de pair. Cet individualisme se manifeste de deux façons, en apparence contraires, en réalité concordantes : liberté en droit personnel (divorce), servitude en droit réel (incapacité de tester librement). La liberté en droit personnel fait disparaître peu à peu l’hérédité professionnelle, dont M. Maurras montre la clef de voûte dans l’hérédité du métier royal. En de fortes pages de l’Enquête[1], il nous fait voir l’État républicain encourageant « ces migrations à l’intérieur, qui, de classe en classe, détruisent les familles professionnelles, et, par là même, affaiblissent notre diplomatie comme notre armée et notre marine, notre agriculture comme nos arts, notre commerce comme notre industrie. »

Ainsi la France devient le pays du viager : « Le républicain, écrivait Babeuf, n’est pas l’homme de l’éternité, il est l’homme du temps ; son paradis est sur cette terre ; il veut y jouir de la liberté, du bonheur, et en jouir, durant qu’il y est, sans attendre ou toutefois, le moins possible ; tout le temps qu’il passe hors de cet état est perdu pour lui ; il ne le retrouvera jamais[2]. » Et Renan a écrit une page célèbre sur le code issu de la Révolution, « un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l’homme avisé est l’égoïste qui s’arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où la propriété est conçue non comme une chose morale, mais comme l’équivalent d’une jouissance toujours appréciable en argent. » Le Play, avec son Morale d’abord, en fait remonter la cause à la perte des croyances en l’immortalité de l’âme, et Bonald remarquait que « nous voyons les mêmes systèmes philosophiques nier à la fois la vérité et l’immortalité de l’âme et la nécessité

  1. Enquête, p. 369-371.
  2. Journal de ta Liberté de la presse, n° 5.