Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/287

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heureuse sur un destin indifférent ou hostile, comme un mélange de chance et d’expérience qui se sont fondus et consolidés peu à peu. La science de la bonne fortune analyse précisément pour les favoriser et pour les reproduire ces coups d’une destinée privilégiée.

D’abord elle constate sans grande difficulté la vérité de cet apophtegme que Jaurès écrivait avec enthousiasme sur une belle pancarte : « Les choses ne se font pas toutes seules. » Il faut convenir que Michelet, dans son Tableau, — qu’il est pressé de conduire à la Fête des Fédérations — laisse aller pour expliquer la France le jeu des actions géographiques et anonymes. De là d’ailleurs les colères de M. Maurras, qui voit en lui le théoricien d’une France décapitée et lui garde à peu près les sentiments et le geste du garde du corps Pâris pour Lepelletier de Saint-Fargeau. Vapeurs confuses et mortelles des marais de Marthe ! « Les Orientaux ne voient pas ce que nous voyons, nous autres vieux Français, soutenus de substance grecque et romaine, ils ignorent que l’homme est un facteur, une énergie artiste, un pouvoir modificateur. Le cerveau humain décompose l’univers pour le recomposer selon ses desseins. Dans l’histoire de la formation de la France, nos forces ethniques tiraient à hue, nos forces géographiques tiraient à dia, et nos forces économiques en un troisième sens peut-être. Comme le Dieu d’Anaxagore, la pensée capétienne fit converger ces trois forces en un même plan, et chacune trouva son expansion heureuse[1]. » La pensée capétienne n’a d’ailleurs rien d’une grande pensée individuelle et d’un coup de génie : M. Maurras reconnaît que presque tous ses rois ont été des gens assez honnêtes et appliqués, dont aucun n’eut de qualités extraordinaires, ne tint la place d’un César, d’un Charlemagne, d’un Pierre le Grand, d’un Frédéric II, d’un Napoléon. Leur valeur est une valeur de famille, de suite et de série. J’ajouterais que les vrais fondateurs de la famille, la grande série directe qui va de Louis VI à Philippe le Bel présentent même un aspect fort caractéristique : un grand roi (Louis VI, Philippe-Auguste, Saint Louis, Philippe le Bel) alterne avec un roi effacé, fautif ou médiocre (Louis VII, Louis VIII, Philippe III, les fils de Philippe IV) et la série ressemble à ces cordées d’alpinistes où celui qui tombe est retenu par les deux hommes solides auxquels il est attaché. Avec moins de régularité, les mêmes traits se retrouvent dans les branches suivantes de la race.

Ces rois présentent le type pur de l’homme appuyé sur une famille.

  1. Une Campagne Royaliste, p. 31.