Mais la famille elle-même ne se conçoit qu’appuyée sur le pays et par le pays. Cette multiplicité de l’action anonyme dans l’espace et dans le temps, ce nombre indéfini, ces lignes entrecroisées réintègrent un peu dans l’idée de la construction capétienne les puissances de vie obscure et de complexité fuyante contre lesquelles la définissait M. Maurras. Certes l’histoire ne va pas toute seule, mais il est inévitable que l’homme voie sous l’aspect d’une nature, considère comme équivalent d’une nature spontanée le nombre illimité et pratiquement inconnaissable des actions individuelles qui s’y enchevêtrent. Une action individuelle privilégiée, que l’esprit isole et abstrait comme le νοῦς (noûs) d’Anaxagore, sert ici pour la pensée, comme elle en a servi pour la nation, de mythe constructeur et bienfaisant. Mais M. Maurras rappelle que dans une conférence contradictoire où il prit la parole, un opinant « ayant répondu à un exposé des grandes actions de nos rois que les rois n’avaient pas été seuls à les faire et qu’ils avaient eu avec eux toute la nation », il eut « le plaisir extrême de donner le signal des applaudissements »[1]. L’idée qui réunit ici nation et roi, qui ne permet de les dissocier qu’abstraitement et artificiellement, c’est l’idée de l’intérêt français. Parlant du dernier livre du duc de Broglie, M. Maurras écrit : « C’est le grand charme de ce livre. On y est avec un esprit qui se meut du centre des choses, qui y revient toujours. Le centre des choses, en politique française n’est autre que l’intérêt français[2]. » De cette Acropole intellectuelle M. Maurras, pour construire sa théorie de la France, retrouve en quelque sorte le mouvement par lequel la France s’est formée ; c’est exactement le système de critique qui nous installe par le centre dans une œuvre d’art, qu’il s’agisse d’une statue, d’un édifice ou d’un poème, nous amène à la suivre du dedans, à en épouser l’ondulation et le rythme. « Celui qui a le sens historique, dit Amouretti dans l’Enquête, et qui contemple dans son ensemble l’admirable développement harmonique de la France et des Capétiens, sent des frémissements de plaisir au plus profond de son cerveau[3]. » M. Maurras apporte à son belvédère français, au bastion qu’il a construit sur le bord des étangs, une sensibilité et une raison pareilles à celles qui l’agenouillaient sur l’Acropole devant une colonne des Propylées.
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