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absolument leur bien particulier au bien public. En attendant, on approche déjà du but là où il existe une famille dont la fortune est inséparablement unie à celle du pays ; de la sorte elle ne peut, au moins dans les affaires d’importance, chercher son bien en dehors du bien public. C’est de là que viennent la force et la supériorité de la monarchie héréditaire[1]. » Et bien des années après, écrivant les suppléments à son grand ouvrage, il ajoutait : « La grande valeur, l’idée maîtresse même de la royauté, me paraît consister en ceci, que, l’homme demeurant toujours l’homme, il faut en placer un assez haut, lui donner assez de pouvoir, de richesse, de sécurité et d’inviolabilité absolue, pour qu’il ne lui reste plus rien à souhaiter, à espérer et à craindre pour lui-même ; par ce moyen l’égoïsme existant en lui comme en chacun de nous est en quelque sorte annulé par neutralisation, et il devient alors capable, comme s’il n’était pas homme, de pratiquer la justice et d’avoir en vue non plus son propre bien, mais uniquement le bien public. C’est là l’origine de cette considération pour ainsi dire surhumaine qui entoure partout la dignité royale et creuse un si profond abîme entre elle et la simple présidence. Aussi doit-elle être héréditaire et non élective : en partie pour qu’aucun individu ne voie dans le roi un égal, en partie pour que le roi ne puisse veiller aux intérêts de sa postérité qu’en veillant aussi à ceux de l’État, dont le bonheur est alors confondu avec celui de sa famille[2]. » C’est exactement à cette « institution d’un régime de chair et d’os animé d’un cœur d’homme[3] » que M. Maurras oppose un État « ou l’intérêt général et central, quoiqu’attaqué et assiégé par tous les autres intérêts, n’est pas représenté, n’est donc pas défendu par personne, sinon par hasard ou par héroïsme ou par charité, et n’a, en fait, aucune existence distincte, n’existant qu’à l’état de fiction verbale ou de pure abstraction[4]. » Quand Montesquieu disait que la vertu est le principe des Républiques, il indiquait jusqu’à un certain point la nécessité de cet héroïsme ou de cette charité nécessaires à la sauvegarde de l’intérêt général.

L’idée du roi, ou plutôt l’idée dynastique, n’est donc, comme l’indiquait déjà le Nicoclès d’Isocrate, que l’idée de l’intérêt général,

  1. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, tr. Burdeau, t. I, p. 359.
  2. Id., III, p. 408.
  3. Kiel et Tanger, p. XLIX.
  4. Id., p. XLIX.