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l’incurie maritime de l’amiral Besnard et la politique anti-allemande de M.  Delcassé avec les ruines militaires de l’affaire Dreyfus). La première édition du livre est de 1905 — après Tanger. — La deuxième édition est augmentée d’une longue préface qui montre que les essais de réforme de 1905 à 1913, l’expérience Poincaré, ont abouti aux mêmes résultats, — et l’année qui suivit cette deuxième édition s’appelle 1914…

Cette apologie de la continuité politique et monarchique est certainement ce qu’il y a dans l’œuvre de M.  Maurras de plus continu, de plus suivi, de mieux composé (comparez-le au décousu fatiguant des Amants de Venise). C’est un beau « discours » (au sens ancien du mot), avec des pages admirables, dans une manière qui rappelle parfois Tocqueville et Prévost-Paradol. Cette opposition de deux versants aide au dramatique. On songe à l’Entretien avec M. de Saci, la monarchie y jouant le rôle du Christus ex machina entre Épictète et Montaigne et faisant souplement le tour de la matière politique comme le christianisme suit le contour complet de la matière humaine. Le livre mérite d’être présenté à des jeunes gens comme une des meilleures lectures qui puissent ordonner l’intelligence et former le jugement, et de voisiner sur un rayon de bibliothèque avec la Démocratie en Amérique et la Réforme Sociale.

C’est également l’un de ceux qui nous permettent de mieux discerner ce qu’il y a de solide dans les thèses de M.  Maurras et ce qu’il y a de fragile et d’artificiel dans le ciment qui les attache à la réalité. Le syllogisme de M. Maurras est irréprochable, mais ces concepts exclusifs de monarchie, de continuité, de démocratie, sont susceptibles de tels tempéraments et de telles demi-mesures qu’il faut compléter la pensée vivante avec toutes sortes de dégradations, de nuances, de tons atténués, toute une atmosphère humide qui diffracte et décompose la lumière blanche des concepts.

J’ai souligné ces mots, qui ont sans doute déjà frappé le lecteur : « la République conservatrice nous a placés entre l’Angleterre et l’Allemagne ». Cette situation est fort antérieure au ministère de M.  Méline, puisqu’elle a commandé toute notre histoire. Oui dira M.  Maurras, mais entre l’Allemagne et l’Angleterre la monarchie a su tailler une France, tandis que la République… En réalité la République s’est trouvée dans une situation difficile d’où elle ne s’est pas tirée beaucoup plus mal que n’ont fait en de telles circonstances les monarchies européennes entre lesquelles elle vivait. Si nous cherchons