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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/62

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fait un choix de la place où il dormira ? Cette élection de sépulture pourra le renseigner sur sa véritable patrie[1]. »

« Aucune origine n’est belle. La beauté véritable est au terme des choses. » Au terme des choses, au moment où achevées dans leur Idée, elles vont laisser tomber leurs lambeaux d’être inachevé, passionné et mobile, apparaître comme le rocher au delà du marais, comme la ligne de pierre et le contour éternel qui ne changeront plus. Beauté lumineuse et forte, mais à laquelle l’âme ne s’arrête pas sans avoir traversé une grande lande d’amertume. Et beauté qui peut-être n’existe et ne s’éprouve que comme un belvédère d’où les yeux contemplent les tendres vapeurs des mondes qui commencent, les nébuleuses du ciel et les déesses de la mer. M. Maurras ne récrira-t-il point à soixante ans, dans une manière plus profonde et plus nuancée, ses Deux Testaments de Simplice, idéologie de sa vingtième année ? Deux Testaments qui se succèdent, ou, mieux, un dialogue intérieur où les voix alternées prennent tour à tour le dessus. Toute âme complexe comporte ce rythme de l’ïambe, ce couple élémentaire du temps faible et du temps fort qui se perçoivent dans les premiers vagissements humains. Toute humanité d’élite a deux patries entre lesquelles elle s’oriente, l’une qui frissonne à son berceau, l’autre qui dessine sur sa tombe la stèle idéalisée, — l’une qui naît dans les esprits de la musique et l’autre qui s’achève sous le génie de la sculpture. Un acte de volonté, les clartés réfléchies de l’intelligence, l’interprétation des signes par lesquels nous avertissent autour de nous de secrètes amitiés, — cela peut les équilibrer en un balancement harmonieux ou mettre de l’une à l’autre une suite, une logique, l’ordre : « La plus ancienne Grèce a connu avant nous cette molle et funeste écume de l’Asie. Elle aurait pu la dissoudre et la rejeter ; son vif esprit jugea préférable de l’employer dans le concept sublime de sa Vénus marine et ainsi de tirer de tous les principes des tempêtes de l’âme une divinité rayonnante qui les apaise. La lumière qui brille sur le front des héros ne vient que des luttes antiques accrues du sentiment du triomphe définitif… De nos bas-fonds déserts, de ces platitudes fiévreuses où l’enfance du monde se recommence à l’infini, il ne faut pas marcher longtemps pour gagner les hauteurs où l’ordre se construit et se continue ; tout le temps du trajet, le ciel, le vent, les-astres sont des guides et des amis[2]. »

  1. L’Étang de Berre. p. 115.
  2. Anthinea, p. 243.