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III
LA DIGUE DE MARTIGUES

Entre l’étang de Marthe et les hauteurs d’Aristarchè, M. Maurras a ainsi cultivé le jardin de sa petite patrie pour qu’il fleurît en idées, en oppositions sagement balancées. Dans la ville des pêcheurs, miracle de la multiplication des poissons et des pains ! Comme sous les yeux et sur la palette de ses peintres, tout foisonne, étincelle, s’équilibre, se trempe des lumières spirituelles. Le mistral avec sa violence fait de la clarté : « Ce puissant fleuve d’air fera régner au ciel une extrême limpidité. De beaux brasiers couleur de pourpre s’élèvent, s’amoncellent, se déplacent au souffle ardent parmi toute la ligne occidentale des nuages ; à l’autre bout du ciel les cornes de la lune s’affinent aux arêtes tranchantes des collines. Aussitôt tout fléchit et se courbe avec des sanglots, mais la clarté du soir se répand et circule avec égalité dans cette douleur. C’est bien ici qu’il conviendrait de situer quelque vieux drame de haine ou d’amour conscients. Pourquoi Stendhal n’a-t-il pas mieux connu ce pays-ci ? Je doute que son Italie lui ait fourni un emblème plus exact de la perfection de l’intelligence dans le désordre des passions[1]. »

Emblèmes de la perfection de l’intelligence : voilà ce que son zèle a cherché avec le plus d’amour parmi les visages de la terre. Dante, qui selon une belle légende félibréenne aurait trouvé dans le paysage des Baux le motif des « poches » infernales, le savait, l’avait vu, qu’il faut en Provence, pour donner au ciel son entière pureté, le souffle du mange-fange, le grand balai de la passion et de la haine sous lequel comme au dernier vers d’un Cantique s’élargissent les étoiles. Ne supposons point le Paradis sans l’Enfer. N’imaginons point les belles amitiés de M. Maurras sans ses vivaces haines. Ne rêvons point l’écla-

  1. 'L’Étang de Berre, p. x.