Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/64

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tante Provence sans ses trois fléaux. L’intelligence ramasse sous les passions qui la flagellent sa substance solide.

Martigues cependant, en la fécondité de sa mer poissonneuse (où l’on trouve même, dans le poisson de saint Pierre, de quoi payer le percepteur), ne lui suggère qu’élargissement de ses trente beautés, et que complaisance pour le hasard de ses visages nouveaux. On a mis dans son paysage des panneaux-réclame, des ponts métalliques, on a relié les îles, ce qui en fait un « instar » vénitien moins complet, — et l’on a construit une digue. Peuh ! ce qui est laid, M. Maurras ne le verra pas ; « pour une beauté de perdue deux renaîtront, et, quand il n’y en aura plus, l’ample nature saura bien s’arranger pour qu’il y en ait encore[1] ». Reste la digue, — car on a fait en bordure du nouveau canal une digue de plusieurs lieues, qui fait crier presque autant que celle du Mont-Saint-Michel. Eh bien, cette digue : « Patience ! l’écume et l’embrun auront vite fait de déteindre et d’harmoniser. Même ce déplorable effet total s’évanouira tout entier le jour où quelque promeneur curieux, s’étant avisé de monter en barque et de faire force de rames vers la digue, se dira que la nouveauté qui n’est pas bonne à voir dans le pays est peut-être un très bon endroit pour le voir et pour l’admirer : en effet, qui abordera pour la première fois croira sans doute inaugurer de ce belvédère choisi les délices de l’incomparable reflet nuancé et moiré de nos toits et de nos églises au liquide miroir qui tremble toujours ; on accourra s’asseoir en foule au même lieu, les chevalets des peintres n’y feront qu’un saut, et l’on y sentira une douceur dite nouvelle, car elle aura été à peine entrevue de nos grands-parents… Les moyens de gâter cette vieille planète sont extrêmement limités, et nous n’excellons guère qu’à nous gâter l’esprit[2]. »

L’admirable philosophie, la sagesse nuancée comme les eaux de l’étang de Berre au crépuscule, la santé et l’indulgence que respire M. Maurras au long de son chemin de Paradis ! Quand il ouvre les yeux à sa lumière natale, son intelligence met comme elle chaque objet à sa place, et trouve une place pour chaque objet. Et la digue, dernière venue, ouvrière de la onzième heure qui aura plus tard son histoire et sa patine, il la recueille — et pourquoi pas ? — comme la trente et unième beauté de Martigues et le belvédère des trente pre-

  1. L’Étang de Berre, p. 26.
  2. Id. p. 28