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mières. Alors, je me dis que si M. Maurras, moins sommé par les nécessités du salut public et par les appels de Paris, était resté Martegal, s’il n’avait point transporté aux alentours des brioches de la Lune et multiplié par les conques des diurnales la chanson qui lui vint en écoutant chanter un si beau rossignol, — si la quatorzième beauté de Martigues, tintante et tentante comme la sonnette diabolique qui fait massacrer au curé du conte de Noël sa messe de minuit (« La quatorzième beauté, c’est le galbe parisien des vagons de notre chemin de fer ») ne l’avait de si bonne heure captivé — peut-être il eût transporté à plus ample matière cette philosophie, cette sagesse, cette indulgence qu’au besoin lui eût confirmées Paul Arène.

M. Maurras a accepté dans son paysage les panneaux-réclame, mais non le régime parlementaire, — les ponts métalliques, mais non le romantisme ; — il n’a point admis sur le char de l’État le principe du canot des six capitaines ; — et il n’a rien transféré à la démocratie de l’indulgence avec laquelle il traitait la digue, pas plus élégante, de son pays. Si les moyens de gâter cette vieille planète sont extrêmement limités, ceux de gâter ce vieux morceau de notre planète qui s’appelle la France lui ont paru bien nombreux et bien actifs : c’est pour y remédier qu’il est allé batailler à Paris et qu’il n’a pas écrit « au flanc d’une colline couronnée d’un moulin qui a cessé de moudre et qu’on prendrait de loin pour un vieux château ruiné[1]. »

On peut l’en louer, on a peut-être le devoir de l’en louer, — peut-être aussi le droit de regretter. J’imagine que Mistral eût, mieux que tout, aimé voir, sur un coin de Provence maritime et grec, onduler doucement, jumeau du laurier de Maillane, un olivier nombreux de sagesse provençale. Pour délivrer de la tour la Comtesse, comme à saint Pierre pour ouvrir le Paradis, il faut les deux clefs.

— À qui le dites-vous ? répondra M. Maurras. C’est la faute de mon temps. Né au temps de l’ordre j’eusse fait partie de l’ordre, je l’eusse aimé et loué et dit, avec Bossuet, même cela que vous me feriez dire aujourd’hui si difficilement : Quam pulchra tabernacula tua, Jacob, et tentoria tua, Israël ! Né au temps du désordre, puis-je faire partie du désordre, aimer et louer le désordre et transférer au ghetto d’Israel l’éloge romain de sa cité mystique ? Du même cœur dont j’eusse autrefois aimé l’ordre, je veux et je dois aujourd’hui le relever. Cela même est un acte d’ordre, d’établir avant l’ordre les conditions de

  1. Id., p. vii.