Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/66

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l’ordre. — Si l’homme est un animal politique, le Politique d’abord s’impose comme la démarche élémentaire de tout ordre humain.

MOI. — Le Renan de la Réforme, l’un de vos maîtres, fut le Renan de Caliban. Je crois bien que lorsque Renan écrivit sous le ciel doux d’Ischia son supplément lumineux à la Tempête, son esprit dépouillé et nuancé voyait à la démocratie la laideur et l’utilité de votre digue, et découvrait au fils informe de Sycorax ces mêmes circonstances atténuantes que vous accordez bienveillamment à l’œuvre de nos ingénieurs.

M. MAURRAS. — Prospero a fini par accepter le gouvernement de Caliban, oui. Renan a extrait l’or de ce creuset, parce qu’il y avait déjà de l’or dans le creuset, parce qu’il a supposé Caliban capable d’éducation. Mais l’éducation de la démocratie, c’est une réclame de savon pour blanchir les nègres. Ma digue prendra une patine, mûrira comme un fruit ; mais la démocratie ! Non, laissez-moi rire ou laissez-moi pleurer.

MOI. — Soit. Nous sommes encore dans l’île de la Tempête. Nous ne nous inquiétons pas des problèmes qui se poseront tout à l’heure, quand il s’agira de réorganiser notre duché de Milan. Nous demeurons en ce domaine des idées où la circulation de la pensée dans les intelligences forme une raison suffisante du monde, où des créatures d’air et de lumière ondulent autour de Miranda. Le monde des reflets de Martigues, si vous voulez. Vous y vivez, vous en êtes, comme Sextus Tarquin se vit lui-même dans le palais des possibles. — Que des Génies se groupent en un beau lieu élu de l’esprit ! — J’imagine une terrasse privilégiée, — et sur elle, avant vous, quatre figures dont vous avez parlé avec un inégal respect, Barrès, Renan, Sainte-Beuve, Chateaubriand. Ah celui-ci ! Vous avez tiré sur lui comme Tartarin sur la Mère Grand. (Et si nous sommes en romantisme, il est bien la mère grand de tout notre peuple romantique.)

Je pense aux générations d’Épigones que Nietzsche décrivait dans l’une des Inactuelles. Mais nos Épigones à nous offrent un tableau autrement composé et plein que ceux de la culture germanique. Nous avons en vous, nous avons en eux exactement une Littérature de Génies.

Je ne parle pas des génies qui les hantaient, mais des génies qu’ils réalisèrent. Et les quatre derniers descendent du premier, de Chateaubriand qui a ici tout découvert et tout nommé. Le Génie du Christianisme est le génie qui se dégage du christianisme, comme sa forme et son essence purifiées, idéales, comme une âme survivante et un ordre