Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quel usage le vocabulaire politique de M. Maurras et des siens, reprenant celui d’Aristophane contre les novateurs, fait du terme de Nuées. Évidemment, s’il amenait les Nuées sur le théâtre, il ne répugnerait pas à leur laisser tenir le langage de poésie éclatante qu’elles déploient chez Aristophane et à les personnifier par les belles Sirènes du Romantisme Féminin. Mais dans le domaine de la Pensée, halte-là ! Néphélococcygie est le Beaucaire ennemi du Tarascon maurrasien. Et quelle étendue de la France la cité adverse ne s’est-elle pas annexée ! Il existe une « immense catégorie de Français » qui « baignent dans la confuse atmosphère des Nuées juridico-métaphysico-politico-morales que le XVIIIe et le XIXe siècle ont accumulées[1] ». Quand M. Maurras naquit à la vie littéraire, la critique de la Revue des Deux Mondes et du Temps (particulièrement au rez-de-chaussée dominical) s’accordait à signaler sur la France une grande accumulation de brumes norvégiennes. M. Maurras est arrivé du Midi avec du soleil et de la netteté.

Tout chez M. Maurras s’explique par un sens plastique de l’Être, par une tendance constante à préciser, à définir, à réaliser : « Comme il ne saurait exister de figure sans le trait qui la cerne ou la ligne qui la contient, dès que l’Être commence à s’éloigner de son contraire, dès que l’Être est, il a sa forme, il a son ordre, et c’est cela même dont il est borné qui le constitue[2]. » On le comprendra mieux en se souvenant de son goût pour ces deux grands génies latins, Auguste Comte et Dante. Comte, vrai philosophe du Midi français, tête latine et même romaine, est probablement le seul puissant penseur du XIXe siècle qui se trouve séparé, par une cloison étanche, de la philosophie allemande, qui n’en ait subi d’aucun côté la moindre influence : on lui a reproché plusieurs fois d’avoir philosophé comme si Kant n’avait pas existé. M, Maurras nous apprend que Fustel de Coulanges pressentit en Amouretti son seul vrai disciple possible : je crois bien que si M. Maurras était devenu — ce qui était peut-être une de ses possibilités — philosophe de profession, il eût été par la tournure de son esprit le seul comtiste originel et profond. Le morceau très plein et très fort qu’il a consacré à Comte dans l’Avenir de l’intelligence est remarquable ; personne par exemple n’a mieux compris que lui les racines positivistes, et les analogies philosophiques entre la théorie du Grand-Être et les raisons du culte de l’humanité. « Rien d’inorganique, rien

  1. L’Action Française et la Religion Catholique, p. 147.
  2. La Politique Religieuse, p. 398.