Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/86

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point de départ peut en retrouver un second[1] » Une des raisons pour lesquelles il est monarchiste, c’est que la monarchie réalise à la tête de l’État cet ordre de décision mesurée, forte et clairvoyante qui charpente la tête de son théoricien : « Un gouvernement personnel et dynastique, conscient et stable, peut donc, en matière financière, donner une parole ferme et une promesse certaine. Au contraire, une foule, même déguisée en gouvernement, ne le peut pas. Elle ne conduit pas, elle est conduite ; elle est poussée selon des énergies aveugles[2]. »

Parmi les « nuées » que combat M. Maurras, se trouve l’idée d’un bien se réalisant de lui-même, sans une volonté humaine agissante, responsable, qui le fasse passer à l’acte. Il remarque la présence de cette idée dans la conception pseudo-scientifique de la libre-pensée. « Ce bien futur qui se réalise de soi est une espèce de Messie en esprit et en vérité. Cet optimisme philosophique est un messianisme à peine laïcisé[3]. » Pareillement qu’est-ce, en politique, que la République, sinon le règne de la facilité ? quelle est la loi de la « République des camarades », sinon celle du moindre effort ?

Il me souvient d’une histoire que raconte, je crois, Gustave Téry dans son livre sur Jaurès. À la veille d’un congrès où devaient se décider les destinées du Parti et se trancher d’aigres querelles entre opportunistes et radicaux du socialisme le bon philosophe Edgar Milhaud s’en vint exprès de Genève pour conjurer Jaurès de ramener coûte que coûte à la sagesse les impatients, les purs et les guesdistes. Milhaud avait pris Jaurès dans un coin et le chapitrait avec obstination. Jaurès hochait la tête, levait les bras, s’exclamait : « Comme c’est cela ! comme c’est vrai ! oui, c’est ce qu’il faut leur dire, ils comprendront ! » Et, quand Milhaud eût fini, Jaurès, saisissant une feuille de papier, voulut y tracer, pour en garder la mémoire au Congrès où il parlerait, l’essentiel de ce qu’il venait d’écouter. En travers de la feuille il écrivit ces mots, et rien d’autre : « Les choses ne se font pas toutes seules. »

La révélation que Jaurès avait eue ce jour-là, M. Maurras en a fait l’élément ordinaire de sa pensée. C’est parce que les choses ne se font pas toutes seules que sa politique civile et religieuse est une étude des organes, des pouvoirs nécessaires pour qu’elles se fassent, s’ordonnent et se maintiennent : car elles se conservent par la perpétuité

  1. Id., p. 231.
  2. Id., p. 249.
  3. La Politique Religieuse, p. 30.