Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des circonstances atténuantes pour un crime qui n’en comportait pas, (c’est-à-dire que les juges se les accordaient à eux-mêmes pour le cas où ils se seraient trompés), puis toutes les cartes étant brouillées, la Cour de Cassation dut le réhabiliter illégalement et le Parlement faire une loi spéciale pour lui et le colonel Picquart. On en tirerait une belle illustration du chapitre de Montaigne sur les lois. Quand M. Maurras écrira ses Mémoires, peut-être le recul lui permettra-t-il, à lui aussi, de classer l’Affaire.

De la classer dans une hiérarchie de causes. En tout cas, pour ce qui est de lui-même, elle fut la cause efficiente qui le conduisit, en cette grande mobilisation des « intellectuels », de l’intelligence à l’action. Avant l’Affaire, M. Maurras avait commencé la campagne royaliste sur le divan doctrinaire de la Gazette de France. Et jamais il n’eut plus de talent que dans sa longue, libre et ondoyante collaboration à ce vieux journal plein d’élégance et de tenue. Il a raconté lui-même comment il y fut amené. Avant d’entrer à la Gazette, M. Maurras n’était pas un inconnu : il était le cinquième membre de l’Ecole Romane, et il tenait auprès du pittoresque Jean Moreas de l’Enquête hurétique la place du jeune Sainte-Beuve auprès du Victor Hugo du Cénacle. C’est, paraît-il, après la lecture d’une page de Démosthène, — cette page sportive sur le bon athlète et le bon politique qu’il a depuis colportée avec feu comme un précieux talisman, — qu’il se décida, sur la courtoise invitation de M. Janicot, à collaborer au vieil organe monarchiste fondé par Théophraste Renaudot, symbole de solidité et de perpétuité. « Ce Démosthène aidant, il se demanda s’il n’y avait pas quelque chose de profond, d’éloigné, d’à long terme, mais d’utile et d’unique à proposer à la France contemporaine dans le sens de prévoir, de parer et de prévenir. Pourquoi pas[1] ? »

C’était la Monarchie. Il y avait bien des chances pour que l’idée de M. Maurras naquît et mourût, comme l’idée romane, sur un divan à cinq : la Gazette en fournissait les coussins, et trois fauteuils d’un Louis XVI exquis attendaient dans le petit salon le Comte, le Chevalier et la Marquise. Pourtant ce ne fut pas cela. On remarquait chez M. Maurras un tour d’esprit philosophique, argumentateur et obstiné, et cette facilité que Jules Lemaître prisait chez lui de penser par idées liées. Libre de parler, avec charme et persuasion, à la gazette, de tous sujets, il semblait désireux, par une démarche naturelle à son esprit,

  1. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 339.