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Ferri, et sur laquelle M. Barrès fait chanter la musique des Amitiés Françaises, consiste, en somme, à resserrer, comme sur des visages, sur les coins de terre privilégiés de notre naissance, une promenade analogue au tour de France des deux petits Alsaciens. Le livre scolaire fut écrit par une femme distinguée, la mère de Guyau et la femme d’Alfred Fouillée. J’accumule ici, rapidement et à dessein, des noms, qui nous font penser à ce qu’aurait pu être chez nous un nationalisme systématique où des philosophes, des historiens, des artistes et des pédagogues eussent été conduits naturellement à collaborer.

L’Allemagne, avec son organisation du sentiment national et du travail intellectuel, a connu ce qui nous a manqué. Peut-être y fallait-il en effet certaines qualités germaniques, un sérieux un peu lourd, dont M. Barrès n’est pas exempt. Sturel et Saint-Phlin « se préoccupent d’organiser dans leur connaissance, pour en tirer un profit immédiat, tous les éléments de ce paysage »[1]. On songe à M. Asmus qui en arrivant en Lorraine se réjouit d’y perfectionner son français. Mais rien de plus solide comme base que ce pédantisme d’organisation, cette âpreté à utiliser. Quand nos deux Lorrains reviennent de leur voyage, le bon Rœmerspacher, qui est lui-même un livresque, morigène : « Il faudrait veiller à s’interdire les idées de professeur… Saint-Phlin fait l’archéologue. » Comme si ce n’était pas par « des idées de professeur » qu’un État moderne respire l’air des siècles, pense par principes, se donne une conscience claire ! « Je reviens de cette leçon de choses plus boulangiste que jamais, dit Sturel, parce que Boulanger, en 1889, a rendu les deux Lorraines, l’annexée et la française, plus confiantes en la France, plus énergiques à vivre[2] » Mais si le boulangisme est resté une agitation populaire de demi-soldes, s’il n’a pu prendre à peu près aucun contact avec les forces de l’intelligence française, est-ce la faute du boulangisme ou celle de l’intelligence ?

Le sentiment de la terre et des morts est resté chez M. Barrès une magnifique capacité de musique. Il a pris naturellement la suite de tout un ample mouvement de fleuve qui traverse le XIXe siècle ; il nous donne quelques-uns des plaisirs dont jouissent Sturel et Saint-Phlin en descendant la Moselle. Il serait exagéré de dire que M. Barrès en a tiré une doctrine : ce qui s’en dégage c’est une préparation sen-

  1. L’Appel au Soldat, p. 385.
  2. Id., p. 402.