Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/130

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rain beaucoup par volonté (Saint-Phlin pleure d’attendrissement devant le patois lorrain, qu’il ne sait pas, comme faisait devant un manuscrit d’Homère Pétrarque qui n’entendait pas le grec) et beaucoup aussi par nature. M. Barrès a la chance d’être resté un peu provincial. L’éducation en province (Stendhal l’avait remarqué) donne le sérieux, que Paris enlève. « Nous n’étions pas, dit M. Barrès de Guaita et de lui, de ces petits esthètes, comme on en voit à Paris, qui collectionnent chez les poètes des beautés de colifichet, et qui en rimaillant se préparent à être des vaudevillistes ou des mondains[1]. » M. Barrès, heureusement, parle de sa province en provincial. Il écrit de la campagne de Metz : « Ce grand pays, large et simple, à plusieurs plans, délicieux de souplesse, avec des fonds très noyés, c’est, en plus humide, l’atmosphère de Florence. Toutefois l’Arno toscan n’a pas la noblesse fière, la chasteté de notre rivière, quand les saules, etc… »[2] Si l’Arno avait de la noblesse fière et de la chasteté, ce serait une petite Moselle. M. Barrès n’aurait-il pu apprendre de Claude Gelée qu’il existe, même entre les paysages, des hiérarchies nécessaires ? Paul Louis Courier nous avertit avec discrétion : « Mes bons amis, je suis Tourangeau », mais ne veut pas qu’on méconnaisse la distance qui sépare Tivoli de Pontoise et Gonesse d’Albano. À la bonne heure ! Ces réserves faites, on ne peut que sourire amicalement à d’aimables provincialismes. M. Barrès a transporté dans son imagination littéraire la sensation de la bonne et confortable prospérité provinciale, lui a donné une sorte de figure héraldique et symbolique analogue à celle de la tour d’ivoire chez les romantiques. « Le premier soin de celui qui veut vivre, c’est de s’entourer de hautes murailles ; mais dans son jardin fermé il introduit ceux que guident des façons de sentir et des intérêts analogues aux siens »[3]. On retrouve, une fois de plus, le sens qui relie cet égotisme intelligent à l’intelligence nationaliste, lorsqu’on voit ces lignes de l’Homme Libre se transformer naturellement dans celles-ci de l’Appel au Soldat, où Saint-Phlin parlant à Sturel retrouve quelques inflexions du hobereau Simon, sensible au plaisir d’écraser une motte de terre à lui : « Ayant fait usage de bien des libertés, on constate que la meilleure et la seule, c’est précisément cette aisance dont jouit celui qui resserre volontairement ses liens natu-

  1. Amori et Dolori sacrum, p. 133.
  2. Colette Baudoche, p. 150.
  3. Un Homme Libre, p. 109.