Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rels avec quelque région, avec un groupe humain et avec les emplois de son état, c’est-à-dire quand, bannissant les inquiétudes de notre imagination nomade, nous acceptons les conditions de notre développement. Indépendance et discipline, voilà quelle formule je me propose depuis Maillane[1]. » Ce traditionalisme provincial (et, comme disait M. Barrès, cette fleur de pomme de terre) se confond aujourd’hui avec toute une bonne floraison académique, mais prend tout son intérêt quand on le voit issu en ligne directe de l’orchidée rare, jadis cultivée à Jersey, à Saint-Germain, à Venise. Et, pour peu qu’on y regarde, on reconnaît encore dans la fleur de terre, incorporés à une figure commune, la délicatesse et le paradoxe égotiste de la fleur de serre.

La méthode qui a servi à M. Barrès pour grouper en trois moments, en trois livres, les trois étapes du culte du Moi servirait aussi bien de cadre pour étager et définir sa conception de la Lorraine, la formation progressive de la Lorraine en lui. Sous l’œil des Barbares : le moi dans l’hostilité de son milieu prend conscience de lui-même. Un Homme Libre : le moi se donne l’être, se constitue, se connaît par une discipline. Le Jardin de Bérénice : arrivé à la plénitude de son style, à la floraison parfaite, le moi s’épanouit comme un parterre nuancé, délicieux d’émotions fines, pointe extrême d’une Europe intérieure, chef-d’œuvre de l’art. Qualis artifex pereo ! Pour la refaire et la revivre, il faut que l’œuvre d’art soit brisée. M. Barrès admire le maître de la mécanique spirituelle, Ignace de Loyola, d’avoir fait du point final de son mécanisme un point initial : « Et maintenant le fidèle n’a plus qu’à recommencer. » M. Barrès a recommencé. Comme l’Égyptien, il a construit son tombeau sur le plan de sa maison. Le Qualis dives vivo suit trois étapes pareilles à celles du Qualis artifex pereo. En attendant que des Amitiés Françaises forment Philippe à l’image de la Lorraine, la Lorraine se constitue à l’image de M. Maurice Barrès.

Dans un « billet du matin » écrit en 1889, reproduit en tête de l’Appel au Soldat, Jules Lemaître demande si les lecteurs qui élurent député de Nancy, cette année, M. Barrès, ne prenaient point Sous l’œil des Barbares pour un opuscule patriotique. C’est douteux, mais enfin le nationalisme lorrain de M. Barrès subit les conditions et prend la figure d’une province frontière, d’un morceau de France placé sous l’œil de l’ennemi et commandé tout entier dans son histoire, sa poli-

  1. L’Appel au Soldat, p. 370.