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tique, son intérêt, son âme, par cette situation. M. Barrès fait observer avec raison que le sentiment de la patrie produira des réactions plus vives chez un homme de la frontière que chez un homme du val de Loire. Même à ses moments les plus détendus, à ses heures d’intelligence et de jouissance morale, il reste sous cet œil ouvert et sous ce voisinage hostile. Ainsi « M. Asmus et Colette n’ont pas oublié ni cessé de ressentir les événements de la guerre ; seulement ils les pensent par une claire journée de soleil, au cours d’une partie de plaisir »[1]. M. Barrès aussi a connu les idées de la guerre pensée par de belles journées, au cours d’une partie de devoir qui se confond avec son plaisir. Boulangiste, anti-dreyfusien, auteur des Bastions de l’Est, directeur spirituel puis président de la Ligue des Patriotes, il s’est toujours porté, avec une spontanéité réfléchie, au parti qui lui paraissait la pointe extrême, la frontière du patriotisme. À vingt ans, dans le premier numéro des Taches d’Encre, en protestant contre la littérature braillarde d’un certain Victor Tissot, il écrivait : « Nous-mêmes qui revoyons la sombre année au vague brouillard de notre jeunesse, nous sentons dans le défilé d’un régiment tenir l’honneur de la Patrie ; toutes les fanfares militaires nous entraînent à la terre conquise ; le frisson des drapeaux nous semble un lointain signal aux exilés ; nos poings se ferment ; et nous n’avons que faire d’agents provocateurs. » C’est de Frœschwiller, où il passait ses vacances, qu’il se rend à Rennes, au second procès Dreyfus. Il se souvient qu’à l’âgé de huit ans il visita le champ de bataille jonché de cuirassiers. « Le souvenir de ces héros infortunés lui ordonne de combattre sur tous les terrains pour la cause française et notamment contre le parti Dreyfus »[2]. «  Notamment » est remarquable. M. Barrès voit alors la guerre étrangère surtout sous les espèces de la guerre civile, qui donne en effet, en littérature, plus de rendement. Le recueil d’articles sur la grande guerre, qui commence par l’ Union Sacrée, sera, au point de vue du service, une œuvre respectable, éminemment utile : littérairement elle prendra une place inférieure aux tableaux de guerre civile, panamiste ou dreyfusienne, où M. Barrès est arrivé à des chefs-d’œuvre. Mais, dans la Vallée de la Moselle, il trace exactement la tâche qu’il se propose et qui forme le domaine propre de son pouvoir spirituel : « Il faut affermir la mentalité française sur toute la

  1. Colette Baudoche, p. 196.
  2. Scènes et Doctrines, p. 401.