Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/140

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tresse chaque jour se détruire, cela parfait d’une incomparable mélancolie le plaisir qu’elle nous procure. Il n’est point d’intensité suffisante où ne se mêle pas l’idée de la mort[1]. » Mais la Cité, qui est une chose vivante, et qui veut la vie, n’admet pas la riche mélancolie sur « la merveille en train de disparaître ». C’est même une des raisons pour lesquelles le sentiment patriotique, en matière de rendement poétique, de suggestion musicale, tourne court, alors que l’amour, la religion, la mort, l’humanité développent librement les sources de poésie. M. Barrès sait bien qu’il ne lui serait pas permis de compliquer d’une volupté à la Chateaubriand la blessure et le froissement de la Lorraine. Nous l’acceptons du sentiment de l’amour, qui a pour privilège la divine liberté, nous ne l’acceptons pas du sentiment de la patrie, qui, hors de ses lois strictes, se défait et perd sa raison.

Mais si nous démêlons ici, dans le terreau du Jardin, quelques racines du nationalisme de M. Barrès, l’arbre s’est levé, est allé loin dans la lumière. L’âme rétractile de Sous l’œil des Barbares, l’âme méthodique d’Un Homme Libre, l’âme voluptueuse et mélancolique du Jardin ont collaboré pour conduire M. Barrès à ce principe : tout considérer, tout penser du point de vue de la Lorraine. Il en est allé chercher le conseil en Grèce : « Je me suis aperçu qu’entre les romans que la vie me propose, la Lorraine est le plus raisonnable, celui où peuvent le mieux jouer mes sentiments de vénération[2]. » Il s’est concentré sur ce visage lorrain, il a repensé dans la langue propre d’une civilisation frontière et d’une province menacée toutes les idées dont avait vécu sa jeunesse. Il a poussé à la clarté, dans les Amitiés Françaises, la conscience d’un capital lorrain, dans les Bastions de l’Est la conscience d’une mobilisation et d’une défense lorraine. Il a dépassé le domaine sentimental de la volupté triste. « Il convenait, dit-il du jeune Philippe, de mettre une goutte d’amertume, quelques éléments réalistes dans son patriotisme, afin que ce ne fût pas le fade breuvage dont les sots se gargarisent et que les demi-clairvoyants rejettent, mais un âpre sentiment de la nécessité[3]. » Depuis, la nécessité a marché, s’est appesantie. Elle a sous ses chaînes de fer donné à tout patriotisme cette figure d’effort et d’âpreté. La France entière est devenue une Lorraine. « Alsace-Lorraine, fille de la douleur, sois bénie ! Depuis

  1. Du Sang, p. 137.
  2. Le Voyage de parte, p. 282.
  3. Les Amitiés Françaises, p. 127.