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point de vue tout égoïste, que Philippe n’ait pas subi le travail romanesque d’idéalisation, de construction, qui m’eût permis de lui donner place dans cette galerie des possibilités de M. Barrès, et de le placer dans sa lumière littéraire à côté des sept Lorrains. Celui qui recommencera cette étude dans un demi-siècle, quand l’heure du « froid bibliothécaire » sera venue et quand M. Barrès aura pris place parmi les sujets de thèse, pourra s’essayer à combler cette lacune.

VIII
STUREL

Si chacun des sept Lorrains comporte quelques éléments que plus ou moins, de plus ou de moins loin, M. Barrès a détachés de lui-même pour en animer les problèmes de l’énergie nationale, il en est un en qui il paraît avoir versé la plus grande partie de sa nature, de sa vie, de ses rêves. C’est Sturel. À mesure que l’on va des Déracinés à Leurs Figures par l’Appel au Soldat, Sturel perd d’ailleurs sa personnalité propre pour devenir simplement le pseudonyme et le porte-parole de l’auteur. Évidemment il ne faudrait pas limiter M. Barrès à Sturel, mais il n’y a presque rien dans Sturel qui ne fasse partie de la sensibilité de M. Barrès.

D’un mot, il représente chez les sept Lorrains les valeurs féminines, comme Rœmerspacher figure les valeurs mâles. Fils d’un chasseur brutal qu’il n’a pas connu, élevé par sa mère, il est « vraiment l’enfant des femmes. Il doit tout à sa chère grand’mère… à ses tantes[1] ». Comme sa mère a été froissée par son violent chasseur, les délicatesses de Sturel ont été blessées, refoulées en lui par l’internat. « C’est une grande peine pour un petit enfant qui a l’âme simple de n’embrasser personne avant de se coucher. Quand cette habitude est perdue par une rude nécessité, quelque chose se dessèche dans le cœur et il demeure pour toute la vie méfiant et peu communicatif. » Il vivra donc d’une

  1. Les Déracinés, p. 318.