Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des peintres italiens sur lesquelles il s’excite. Rien ne descend en lui pour faire quelque chose de dur, de lancé, d’inflexible. Il marche à la dissolution et à l’échec.

Dès lors, au contraire des deux « ordonnés » du groupe, Saint-Phlin et Rœmerspacher, ce nerveux, et cet aventurier tend à devenir un révolté. Il a « l’esprit partisan », c’est-à-dire qu’il est commandé par ses haines et par ses nerfs. « Comme tous les purs, qui n’ont rien à ménager, chez qui l’idée ne trouve pas de cloison et envahit tous les compartiments de l’être, ce noble jeune homme, pour la cause, aurait froidement brisé tout et soi-même[1]. » Tout d’abord, et soi-même ensuite. Dans ses luttes contre l’opportunisme et les panamistes il se fait peu à peu une âme d’anarchiste. Fanfournot figure à peu près un Sturel pauvre, décharné, populacier, un Sturel tel que l’eût formé le ruisseau : « Dans ce jeune anarchiste, quelque chose de pur, d’orgueilleux, de tendu, présentait des affinités avec l’âme de Sturel[2]. » L’anarchie, avec laquelle l’Ennemi des Lois mit un moment M. Barrès en coquetterie, est le plus bas degré du barrésisme, au sens où Descartes disait que la liberté d’indifférence est le plus bas degré de la liberté. Mais rien ne demeure chez Sturel de la pitié à la russe, humide et débordante, qui s’étendait, dans l’Ennemi des Lois, jusqu’à l’extrême animalité. L’Arménienne assassinée lui fait un fond plus dur que la princesse russe ne le faisait à Maltère. Il se regarde un instant, deux gorgées d’absinthe et le souvenir de Faust aidant, en Fanfournot comme en un miroir qui lui rend une image de lui-même, mais il la voit d’un œil froid, sans la vivre : « Quant aux misères de Fanfournot, il leur opposait une brutale insensibilité d’homme que ses passions accaparent. Volontiers il eût dit à ce malheureux le mot magnifique du maréchal Ney dépassant un vieux brave qui, tombé, le suppliait sur le champ de bataille : « Eh ! mon ami ! vous êtes une victime de la guerre[3]. » Aussi, quand Sturel devient à son tour une victime de la guerre il n’intéresse pas beaucoup. Fanfournot lance sa bombe au moment où Sturel, sur les prières de Mme de Nelles, se résigne à ne pas lancer la sienne. Et pourtant les deux bombes ont le même résultat. Sturel est politiquement détruit comme Fanfournot l’est matériellement. La même scène s’est jouée sur deux registres.

  1. L’Appel au Soldat, p. 235.
  2. Leurs Figures, p. 172.
  3. Id., p. 173.