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-Lorraine et qu’il s’adresse comme à son suzerain au petit-fils des comtes de Vaudémont ! Lui, le chef spirituel de la sainte colline, il fait appel au chef temporel. Démarche pleine de cœur et d’une imagination magnifique ! »[1] Oui, c’était une belle image pour l’auteur avant qu’il écrivît ces trois dernières phrases. Ce serait une belle image pour moi si M. Barrès m’entr’ouvrait sobrement les portes de la Hofburg et me montrait sans commentaire Léopold chez François-Joseph. Mais ces trois phrases, et le « Magnifique» dont M. Barrès abuse, une fois écrits, je n’aperçois plus en Baillard — horreur ! — que ce que les journalistes ou les photographes appellent un beau geste.

Pareillement j’admire ce passage : « Qu’ils semblent forts sur la montagne où depuis trente ans ils travaillent, les trois frères Baillard ! Mais derrière le pauvre isolé de Saxon, il y a toute la puissance de son ordre, il y a toutes les réserves de l’Église, dont les files profondes s’étendent à perte de vue jusqu’au Vatican. Je suis Romain : en ces trois mots tiennent sa force, son droit, et l’éternelle poésie d’une sentinelle avancée de Rome. C’est un légionnaire au milieu des Celtes[2]. » Très beau, mais toujours la banderolle qui sort de la bouche des personnages. La Colline Inspirée est à peu près contemporaine de la Grande Pitié des Églises de France. M. Barrès aborde alors les problèmes religieux avec une sensibilité à la Chateaubriand. Il récrit pour le XXe siècle le Génie du Christianisme. Nulle part n’apparaît plus évidemment cette interposition de conscience, de décor et d’artifice, cette tyrannie de l’émotion littéraire qui étouffe l’émotion directe.

Si les personnages de la Colline tiennent ainsi par des liens trop visibles à la littérature de l’auteur, ils n’en sont pas moins construits avec un art et une science admirables. Toujours des récits fragmentés, vivants, des petits tableaux achevés comme dans Au Service de l’Allemagne et Colette Baudoche. M. Barrès n’a rien écrit de plus savoureux, de plus plein, de plus parfait que le septième chapitre, la Petite Vie Heureuse, le séjour de Vintras à Sion, rien de plus sobre et de plus spirituel que la mort de Léopold Baillard,

Le caractère des frères Baillard constitue une étude très poussée et très forte. La grosse difficulté (M. Barrès ne l’a pas surmontée entièrement) était dans la jointure du spirituel et du matériel, et, chez Léopold, de l’âme paysanne et de l’âme mystique. M. Barrès a solide-

  1. La Colline Inspirée, p. 43.
  2. Id., p. 172.