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qu’écrivait M. Barrès sur la nécessité de cette doctrine pour soutenir un mouvement politique.

Mais il est exact que le moment est tout de même venu où la France a produit d’abondance des sentiments que M. Barrès avait obstinément semés. Tout le malaise, tout le désarroi qu’il y a dans le nationalisme de M. Barrès, tout ce qui l’empêche de se formuler dans une doctrine solide, vient de ce que ce nationalisme reflète une nation « dissociée et décérébrée ». Et le succès de M. Maurras tient à ce que son nationalisme anime l’idée d’une nation associée par quarante rois et récérébrée par delà la tête coupée en 1793. L’un travaille plus difficilement dans la diversité du présent que l’autre dans l’unité et l’abstraction du passé. Mais, remarque M. Barrès, « cette unité morale qui manque à la France, la France l’a donnée à l’Allemagne en la piétinant. C’est dans la souffrance surtout que les peuples naissent à la vie morale… La souffrance nous referait frères, nous recréerait notre nationalité. À défaut d’une guerre peut-être bienfaisante, mais qu’aucun certes n’oserait souhaiter, la cruelle affaire Dreyfus a forcé bien des Français à réfléchir[1] ».

Et en effet ces sentiments la France les a produits d’abondance le jour où elle a non point désiré la guerre, mais envisagé la guerre comme une possibilité à accueillir de sang-froid, et, comme le disait en un français mal compris Emile Ollivier en 1870, d’un cœur léger. Depuis le coup d’Agadir jusqu’à la tragédie de Sarajevo, M. Barrès a occupé une place dans le pouvoir spirituel français. Littérairement comparez la gloire immédiate de Colette Baudoche à l’obscurité relative d’Au Service de l’Allemagne trois ans plus tôt. Mais pour que l’on mesure l’amplitude de ce mouvement, la maturation, par les circonstances, de ces sentiments, je préfère citer, sans commentaire, deux textes.

M. Barrès écrit dans l’Appel au Soldat : « En face du terne Élysée, habité par un vieux légiste incapable d’un mouvement venu du cœur qui seul toucherait les masses, le jeune ministre de la guerre, chevauchant sur un cheval noir, dispose d’un éclat qui parle toujours à une nation guerrière »[2].

M. Poincaré disait le 17 août 1913 dans son discours de Bar-le-Duc : « Depuis mes débuts dans la vie politique, j’ai été partout protégé

  1. Scènes et Doctrines, p. 102.
  2. L’Appel au Soldat, p. 54.