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D’ailleurs, dans la tasse de thé néo-catholique, il y avait dès cette époque entre Melchior de Vogüé et M. Barrès la différence du nuage de lait qui se noie doucement au filet de rhum qui parfume savamment. M. Barrès, avec un parti franc, donnait son dilettantisme religieux pour du dilettantisme, s’amusait même à en affiner plus délicatement la pointe pour égratigner en le caressant le petit troupeau des oratoires voguistes : « Ah ! s’écriait-il dans Sous l’œil des Barbares, quelque chose à désirer, à regretter, à pleurer ! pour que je n’aie pas la gorge sèche, la tête vide et les yeux flottants, au milieu des militaires, des curés, des ingénieurs, des demoiselles et des collectionneurs ![1] » Et l’adolescent alors à l’âge ingrat indiquait le point religieux vers lequel s’orientait un sentiment qui lui était si peu particulier : « C’est quand la fierté me manque qu’il faut violemment me secourir et me mettre un dieu dans les bras, pour que du moins le prétexte de ma lassitude soit noble[2]. »

Mais, avec ce sentiment réaliste et constructeur dont il n’a jamais été dépourvu, et qui le préparait alors à la méthode des Exercices spirituels, M. Barrès n’a point supporté qu’une source aussi puissante que le sentiment religieux ne lui procurât que les émotions d’un nihilisme sentimental. « À notre cosmopolitisme, à notre dilettantisme ; à notre cher nihilisme enfin, pour dire le mot qui résume le mieux notre déracinement moral, la grande ville catholique restitue leur sens complet, en même temps qu’elle leur donne sa haute allure. À sa lueur nos dégoûts et notre ardeur m’apparaissent ce qu’ils sont en réalité, un sentiment religieux[3]. » Plutôt qu’un sentiment religieux une sensualité religieuse qui s’attarde sur les tendresses, les tiédeurs et les clairs-obscurs de l’âme. Cette sensualité doit entrer dans une vie bien comprise et un peu intéressée : « L’art de se servir des hommes, l’art de jouir des choses, l’art de découvrir le divin dans le monde qui sont, n’est-ce pas ? les trois amusements ; le jeu complet d’un civilisé, Rome les enseigne, et d’une maîtrise incomparable[4]. » Plus que Rome sans doute Renan les a enseignés à M. Barrès, ou plutôt M. Barrès a transporté la sensualité verbale de Chateaubriand dans la sensibilité idéologique de Renan. Si j’emploie ces noms propres, c’est

  1. Sous l’œil des Barbares, p. 190.
  2. Id., p. 189.
  3. Trois Stations, p. 66.
  4. Id., p. 146.