Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à peu près dans le sens où j’emploierais des noms communs pour désigner des idées. Ils ont l’avantage de grouper rapidement aux yeux d’un lecteur instruit tout un ensemble psychologique et littéraire. Ils ne signifient pas que M. Barrès ait senti ou pensé d’après Chateaubriand ou Renan. Simplement, venant après eux, il nous permet de référer ses émotions et ses idées à un genre commun que leurs noms désignent commodément.

Des Stations de Psychothérapie à la Grande Pitié on suivrait facilement chez M. Barrès tout ce couloir obscur et tiède, cette disposition à une religiosité complaisante. Le néo-catholicisme, explique-t-il dans ce curieux morceau de Du Sang qui s’appelle La Volupté dans la Dévotion, c’est « une façon de mêler la sensualité à la religion, c’est de la piété indifférente au dogme, le goût du brisement de cœur[1]. » Ce sont bien en effet les trois caractères du néo-catholicisme de M. Barrès, les trois morceaux de sucre qu’il a su mettre dans sa tasse de thé au lieu de s’y noyer lui-même comme l’héritier de Chateaubriand.

Sensualité. « Nous sommes une centaine qui regardons, à travers les grilles dorées, le prêtre dire sa messe, et j’appuie ma main sur la balustrade de jaspe, précieuse au toucher comme un corps de femme[2]. » Le président de Brosses disait de la Sainte Thérèse du Bernin : Si c’est là l’amour divin je le connais. M. Barrès se plaint d’avoir été traité avec quelque méfiance par les supérieures des couvents de Tolède auxquelles il demandait à faire ses dévotions devant les Greco. Ces sages et discrètes personnes pressentaient-elles sa manière d’entendre la messe ou, mieux, de regarder la messe ?

Piété indifférente au dogme, — dont il a écrit dans certaines pages des Amitiés Françaises l’admirable cantilène. Lisez ses pages sensuelles sur Lourdes, ces vapeurs d’encens épais où pèse l’idée de tous les bonheurs impossibles, de toutes les vies que l’on imagine sans les vivre, de ces malaises et de ces ferveurs dont est faite la piété propre : « Des images qui ne peuvent plus vivre sollicitent tous mes sens, et c’est à les parfaire, démence ! que j’occupe mon énergie. Il est des Lourdes sur toute la terre ; il y a pour les plus incrédules d’absurdes promesses de bonheur. De telles minutes où l’on s’enfonce plus avant que l’espérance nous maintiennent sur le fil de notre mince et pure destinée. Je me croyais si loin ! Bien au contraire, j’ai tant reculé !

  1. Du Sang, p. 110.
  2. Greco, p. 84.