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désillusion. Par ces basses, jusqu’au bout, subsisteront sous toutes les démarches de l’esprit une sorte de réalité physique, et, comme la chair par le mouvement du sang qui l’arrose, tendue par cette circulation intérieure de musique.

II
L’INDIVIDUALISME LYRIQUE

Quelles que soient l’ampleur et la riche imprécision du terme de romantique, ce sentiment direct, violent, saccadé et orgueilleux de la vie fait bien de M. Barrès un romantique, dans la plupart des sens variés du mot. Mais les influences parmi lesquelles il s’est développé, les sacrifices qu’il a été conduit à pratiquer tant dans son art que dans sa vie, ont affecté çà et là son romantisme de quelque mauvaise conscience. Avant que le coq gaulois ait chanté trois fois dans le nationalisme intégral, M. Barrès a renié de façon éclatante son ancêtre Rousseau. Plus modérément mais du même fond il dit dans le Voyage de Sparte : « Avec tous mes pères romantiques je ne demande qu’à descendre des forêts barbares et qu’à rallier la route royale, mais il faut que les classiques à qui nous faisons soumission nous accordent les honneurs de la guerre, et qu’en nous enrôlant sous leur discipline parfaite ils nous laissent nos riches bagages et nos bannières assez glorieuses »[1]. Ces bagages les premiers livres de M. Barrès les contiennent abondamment, et cette bannière est celle de l’individualisme, qu’il a rangée sous une discipline, mais qu’il n’a pas abdiquée : simplement le drapeau est devenu un fanion.

Individualisme qui est sorti comme un fruit naturel d’une enfance concentrée et captive. On a beaucoup analysé l’influence de l’internat sur la sensibilité française, jamais peut-être avec des raccourcis plus vigoureux, plus vrais que dans les premières pages des Déracinés.

Mieux que toute dissertation, mieux que les pages mêmes de M. Bar-

  1. Le Voyage de Sparte, p. 279.