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L’éloge, de lui, est mince. Athènes « ne tient que ma raison. Et qu’est-ce que ma raison, qui me semble à certains jours une étrangère, une personne instruite ; préposée de l’extérieur à mon gouvernement ? »[1] La Grèce lui représente une discipline surajoutée qu’il considère froidement, et non une discipline épousée du dedans,

Le conflit historique de la Grèce et de l’Orient se pose à nouveau, d’une certaine manière, en toute âme très cultivée. Toute la passion de M.  Barrès le jette du côté de l’Orient, qui lui permet de rêver avec abondance, de se plaire voluptueusement au fil d’une eau enchantée. « C’est avec une sorte de maussaderie et pour remplir un devoir de lettré » qu’il est allé « se soumettre à la discipline d’Athènes »[2]. Mais il « refuse la mort avant de s’être soumis aux cités-reines d’Orient ». Sturel est initié aux beautés pénétrantes et mortelles par l’amour oriental et par cette poésie d’Arménie que Tigrane (qui paraît avoir été d’après ce qu’en cite et dit le Voyage de Sparte un être admirable) introduit lui-même dans la vie de M.  Barrès. « Achetez une maison, disait-il à cet Oriental hellénisant, dans l’allée des Poivriers, à Athènes. Pour moi, mon rêve demeure une vérandah pleine d’œillets blancs, là-bas, sur l’Indus, aux extrémités de l’empire d’Alexandre »[3]. M.  Barrès, contrarié par les occupations d’une vie remplie, a fait son voyage d’Orient très tard, et assez vite, en 1914, l’été de la guerre. Il a dû écrire de belles pages sur la Byblos d’Adonis, les ruines de Balbeck et les cèdres du Liban.

Un Homme Libre opposait comme deux temps successifs d’une unité poétique Venise et la Lorraine. M.  Barrès a senti peu à peu la beauté vivante du monde déposer ce qu’elle a de meilleur sur le visage de sa terre natale. Le voyage est devenu pour lui un simple intermède, au fur et à mesure qu’il éprouvait le besoin de se développer moins en étendue et plus en profondeur. L’usage et la raison tirés du beau voyage, il les a employés, approfondis, sur ses terres. Si en les paysages il a trouvé de grands états de l’âme, les états de son âme chez lui se sont disposés d’eux-mêmes et délicatement en paysages qui flottent indiscernables sur les limites du monde moral et du monde matériel. On pense au marais de Tityre : « Il y a dans ce paysage, dit-il des étangs lorrains, une sorte de beauté morale, une vertu sans expansion. C’est

  1. Le Voyage de Sparte, p. 278.
  2. Id., p. 38.
  3. Id., p. 145.