Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/44

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triste et fort comme le héros malheureux qu’a célébré Vauvenargues. Et les fumées industrielles de Dieuze, qui glissent, au-dessus des arbres d’automne, sur un ciel bas d’un bleu pâle ne gâtent rien, car on dirait une traînée de désespoir sur une conception romanesque de la vie »[1]. À la limite du voyage barrésien il n’y a ce que Rodenbach appelle le Voyage dans les yeux.

Sans doute ne faut-il pas voir là uniquement une évolution, un passage sans retour d’une forme à une autre, de la poésie du voyage et des fleurs à la poésie de la terre natale et des racines. M. Barrès, comme tout le monde presque en cette matière, entend alterner jusqu’au bout ses plaisirs, les faire valoir par le contraste et rêver l’un au sein de l’autre (c’est en Toscane et non en Bourgogne que Lamartine écrit la divine Harmonie de Milly). Mais l’une et l’autre tendance se sont fondues dans un genre qui atteint sa perfection avec les Amitiés Françaises, et pour lequel il faudrait qu’eût été trouvé un titre qui lui fût propre, comme la « méditation » ou l’« harmonie » de Lamartine, l’« élévation » d’Alfred de Vigny. Il participe même, si l’on veut en flottant un peu, de ces trois genres. C’est la réflexion ou la rêverie sur un paysage, dans une manière poétique, pénétrante ou somptueuse qui fait penser à Claude Lorrain. « La plus belle, la plus sûre la plus constante des trois déesses qui donnent un sens à la vie, c’est la Nature en France je veux dire nos paysages formés par l’histoire. Je leur dois mes meilleurs moments. Devant eux la grâce toujours descendit sur moi avec même efficace ».[2]. Probablement ils auront mûri dans l’art de M. Barrès ses fruits parfaits.

Si l’on s’en tient sur lui à cette image de l’arbre qui lui fut docile et utile on verra que chacune des terres où il s’est plu à voyager et à demeurer nourrit en lui quelque forme végétale spontanée et qu’elle peut être prise comme le décor de l’une de ses natures. L’Espagne donne son atmosphère sèche et ses fonds violents à tout ce que cette nature a de direct, de convulsé et de cruel. La Grèce s’associe à ses problèmes et à ses jeux d’intelligence — une Grèce qu’il délimite et qualifie à sa manière. L’Orient, pays de son imagination, se lie à ses évocations romanesques, condense ses rosées et ses pierres précieuses autour de fleurs exotiques comme Marina et Astine Aravian, peut-être comme Élisabeth d’Autriche et Tigrane. Venise, multiforme,

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 10.
  2. Les Amitiés Françaises, p. 245.