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s’intituler, dans Un Homme Libre, l’Église militante et l’Église triomphante (les Benjamin Constant et les Sainte-Beuve, Venise et la Lorraine, Simon et Bérénice).

Leur multiplicité, il est naturel que, comme celle des familles spirituelles françaises, elle se réduise à une dualité, — image de ce que sont, dans notre nation divisée et pourtant une, la gauche et la droite, les deux langues morales que parlent les deux France. Ces deux langues intérieures, l’instinct d’artiste de M. Barrès l’a amené naturellement à les symboliser, à les exprimer par deux femmes.

Les Deux Femmes du Bourgeois de Bruges ne sont qu’une épreuve un peu étudiée et scolaire de la Marthe et de la Marie de l’Évangile. Mais les deux femmes entre lesquelles s’écoule une vie intéressante et compliquée, ou plutôt les deux femmes qui traduisent cette vie en des termes de chair et de style, M. Barrès les a figurées par deux fois, dans l’Ennemi des Lois et dans le Roman de l’Energie Nationale, aux deux côtés d’André Maltère et de François Sturel. Images de la vie double, comme la Lia et la Rachel du Moïse.

Dans l’Ennemi des Lois la princesse russe Marina figure la sensualité exotique, et Claire Pichon-Picard l’intellectualisme à goûts sociaux : tous deux, vers 1892, représentaient assez exactement les deux pentes du quartier latin. La première couvrant un large pays, animé par le roman russe, et flottant de l’encrier de Chateaubriand détenu par M. de Voguë aux souliers mystiques de Yasnaïa-Polaïa. La seconde, de Millerand qui recrutait des cerveaux pour le socialisme parlementaire, allait à la marmite de Ravachol. Et l’Ennemi, qui soumet un professeur de l’École des Hautes Études à la discipline du chien Velu, confesseur et martyr, s’accorde assez bien à ce genre d’amplitude. André Maltère mène une vie qui « prenait une saveur plus forte de la secrète contradiction qu’il mettait à être tout générosité, tout optimisme humanitaire avec Claire Pichon-Picard, et à se livrer au vice sentimental le plus raffiné avec la petite princesse Marina »[1]. Et l’Ennemi des Lois, l’un des livrets les plus agréables de M. Barrès, se construit tout entier en partie double, lui aussi, autour de ce couple.

Marina, cette Russe de toucher voluptueux et fleuri, avec beaucoup de bijoux, de loufoquerie et de caprices, image des sens, du plaisir et de l’aventure, nous est une première épreuve d’Astiné Aravian. Les récits de leur jeunesse que l’une et l’autre font à leurs amants

  1. L’Ennemi des Lois, p. 81.