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sont construits avec les mêmes procédés. Mais de l’Ennemi des Lois aux Déracinés, de 1892 à 1897, le couple Claire-Marina fait place au couple Astiné-Thérèse. (Un chapitre des Déracinés s’appelle les Deux Femmes de François Sturel). À l’idéologue de la rue Claude-Bernard succède la femme élégante de la rue de Prony, passage d’une rive à l’autre qui est, pour un écrivain, une étape banale de la vie littéraire parisienne.

Toutes les valeurs d’Astiné se trouvent déjà dans Marina. « Profonde sensualité, dit-il de celle-ci, dont est vêtue celle qui naquit au pays des songes épais et parmi les barbares impurs ! Elle vient du côté du monde où tout est puissance de détruire ; puis, en pressant dans mes bras cette étrangère, je sens que je vole ma race, je participe à la grande confusion où se plaît la nature, dans son mépris de nos divisions administratives. La violence de notre plaisir mêle deux sèves préparées par une longue suite de vies contradictoires »[1]. Et François Sturel parle et pense de même d’Astiné Aravian, parle et pense de même par elle. Ces longs voyages d’Astiné et de sa race autour de l’Ararat, au long de l’Euphrate et de la Volga, ces turquoises des princes persans, voilà qui disposera Sturel à jouir plus voluptueusement, avec Saint-Phlin, de la vallée de la Moselle. Il aimerait moins sa race, sa sève, s’il ne revenait pas à elles. L’image de l’une des deux femmes se fond dans le rêve et l’autre s’achève dans le retour. C’est Hélène et c’est Pénélope. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ! Mais il était de ceux qui jurèrent et souffrirent pour Hélène, celui que dans le lit d’olivier sauvage attendait Pénélope.

Cette idée de la vie double peut être figurée de même par une femme entre deux hommes. Un Amateur d’Âmes est bâti un peu comme cet « amateur d’idées » qu’est l’Ennemi des Lois. De même que Claire et Marina illustraient deux âmes de Maltère, de même Delrio et Lucien symbolisent les deux âmes de la Pia, son frère selon la nature qui est son maître selon l’esprit, son amoureux selon la nature qui ne lui est qu’un petit frère selon l’esprit. Quand elle a laissé ses lèvres à celui-ci, elle éprouve qu’elle a commis une sorte d’adultère envers son frère, elle se blesse mortellement « sentant qu’elle ne pouvait se conformer à sa destinée et que son bonheur n’eût été qu’un affreux péché »[2]. Elle meurt « d’avoir entrevu pour qui elle voulait se réserver », et Delrio

  1. L’Ennemi des Lois, p. 139.
  2. Du Sang, p. 51.