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LE BERGSONISME

plissent pas (ou presque pas) et peuvent être différés. La sensation degré élémentaire de la vie psychique, était pour les Cartésiens une intellection confuse : M. Bergson en fait une action suspendue. Son rôle est de « nous inviter à un choix entre cette réaction automatique (qui aurait sans la conscience suivi l’excitation) et d’autres mouvements possibles… L’intensité des sensations affectives ne serait donc que la conscience que nous prenons des mouvements involontaires qui commencent, qui se dessinent en quelque sorte dans ces états, et qui auraient suivi leur libre cours si la nature eût fait de nous des automates, et non des êtres conscients[1] ».

Quels que soient le rôle et la part respectives de la sensibilité, de la douleur et du plaisir dans l’action (M. Bergson n’a touché qu’en passant à cette partie du monde psychologique), le corps se définit donc comme la partie agissante de notre être, c’est-à-dire de notre durée. Notre corps c’est notre présent, et, rigoureusement, le présent n’est pas, puisqu’il n’a pas de durée, puisqu’il n’occupe du temps que dans la mesure où il s’incorpore le moment passé qui le précède. Il n’est pas, mais il agit ; il fait la pointe d’action de notre durée, le point par lequel elle est tendue vers la vie. « C’est le cerveau qui nous rend le service de maintenir notre attention fixée sur la vie ; et la vie, elle, regarde en avant ; elle ne se retourne en arrière que dans la mesure où le passé peut l’aider à éclairer et à préparer l’avenir. Vivre, pour l’esprit, c’est essentiellement se concentrer sur l’acte à accomplir. C’est donc s’insérer dans les choses par l’intermédiaire d’un mécanisme qui extraira de la conscience tout ce qui est utilisable pour l’action, tout ce qui est mimable, et obscurcira la plus grande partie du reste[2]. » L’attention à la vie, c’est donc le corps à l’état de tension, c’est l’équilibre sensori-moteur entre l’excitation et l’action, entre la sensation et le mouvement. Si le système sensori-moteur est intoxiqué ou usé « tout se passera comme si l’attention se détachait de la vie ». Le rêve et l’aliénation ne paraissent guère être autre chose. L’esprit se trouve alors au-dessus du corps comme un étranger, la tension est relâchée en une durée vagabonde et défaite, île flottante qui abandonne l’action. Le cerveau « n’est donc pas, à proprement parler, organe de pensée, ni de sentiment, ni de conscience ; mais il fait que conscience, sentiment et pensée restent tendus sur la vie réelle et par conséquent

  1. Essai, p. 26.
  2. L’Énergie spirituelle. p. 60.