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LE BERGSONISME

relayerait ici le psychologique. L’espace n’est pas seulement un ordre de coexistence entre les objets de notre connaissance (ou de notre action). Il implique aussi un ordre de coexistence entre des sujets connaissants (ou agissants). Si nous croyons à l’existence des objets, c’est que nous savons qu’ils peuvent être perçus par d’autres (ou servir à l’action d’autrui) tandis que l’existence de nos états de conscience passés ne peut avoir de sens que pour nous ; dès qu’ils n’ont pas de sens, c’est-à-dire d’utilité pour nous, ils n’en ont pour personne, c’est-à-dire n’en ont nullement. Hâtons-nous d’ailleurs de limiter la portée de cette remarque : il y a un problème, et très complexe, de la durée sociale.

Ainsi la conscience, amenant à la lumière du présent ce qui est utile à notre action, ne retient du passé que ce qui peut s’organiser avec le présent en vue de cette action. Le reste se conserve hors de la conscience. Mais qu’est-ce qu’une telle existence ? Rien autre chose que notre propre existence, celle de notre caractère, de notre moi. Elle consiste en ceci, que je suis une chose qui dure et non une chose momentanée, que je n’ai pas besoin d’être recréé, comme le monde matériel de Descartes, à chaque moment de la durée. « Notre vie psychologique passée, tout entière, conditionne notre état présent, sans le déterminer d’une manière nécessaire ; tout entière aussi elle se révèle dans notre caractère, quoique aucun des états passés ne se manifeste dans le caractère explicitement. Réunies, ces deux conditions assurent à chacun de nos états psychologiques passés une existence réelle, quoique inconsciente[1]. » Mais une illusion invincible nous fait attacher l’être au présent. « Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir[2]. » Si esse est percipi « nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable figure du passé rongeant l’avenir ». Ainsi ces trois termes : corps, présent, conscience, coïncident, dans une certaine mesure, pour signifier notre action. Et c’est un même effort qui détache de tous trois respectivement la spéculation pour la porter sur l’esprit, sur le passé, sur l’inconscient (ou le supra-conscient).

Inconscient signifie donc, en psychologie, non pas néant, mais

  1. Matière et Mémoire, p. 161.
  2. Id., p. 162.