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LA CONNAISSANCE

mouvements, elle laisse derrière elle des dessins de schèmes. Si nous la considérons sous ses formes les plus hautes, celle qu’elle prend dans le cerveau des grands philosophes, nous voyons pour principe de leur philosophie un schème originel, indivisible comme le mouvement d’une statue ou le souffle d’un poème, ce schème que M. Bergson a mis en lumière dans le brillant morceau sur l’Intuition philosophique. À nos moments de réflexion intense, si nous faisons l’effort paradoxal de saisir brusquement, en nous retournant contre elle, cette réflexion à sa source, nous apercevons comme la phosphorescence d’un schème analogue. La parole, enfin, double de la pensée mobile, et développée comme elle dans la durée, est un complexus de schèmes. Une langue s’apprend non mécaniquement, mais organiquement, par une éducation de mouvements, comme la danse ou la bicyclette. Nous parlons et nous lisons par phrases, c’est-à-dire par mouvements, et non par mots, c’est-à-dire par choses. Le mot lui-même n’est qu’une coupe sur le mouvement de la phrase, et la philologie nous le montre, en tant que son, déposé par un mouvement plus délicat encore, puisqu’il a pour origine, pour racine, un schème de mouvement, qui s’exprime par des consonnes et ne peut même pas se prononcer.

La pensée est une action, non un état ou une chose, mais elle n’agit qu’en prenant un état et en devenant une chose. Quand la mémoire va extraire de notre pensée le seul souvenir utile, elle se comporte avec lui à la façon de la perception qui découpe dans le complexus de la matière les contours d’un objet. « L’effort de rappel consiste à convertir une représentation schématique, dont les éléments s’entrepénètrent, en une représentation imagée dont les parties se juxtaposent[1]. » L’effort de pensée, l’action de la pensée, s’effectuent comme l’effort et l’action de mémoire. Nous avons le sentiment de l’effort, au moment où ce qui était action devient état. « L’effort intellectuel pour interpréter, comprendre, faire attention, est un mouvement du schéma dynamique dans la direction de l’image qui le développe. C’est une transformation continue de relations abstraites, suggérées par les objets perçus, en images concrètes, capables de recouvrir ces objets… Le sentiment de l’effort d’intellection se produit sur le trajet du schéma à l’image[2]. » Et c’est ce trajet qui constitue la réalité psychologique. Le schéma, qui est action, n’existerait pas si cette

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 178.
  2. Id., p. 185.